L’année 2024 restera-t-elle dans l’histoire comme celle du grand retour en arrière pour la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ? Alors que l’année se termine, force est de constater que les derniers mois ont été marqués par de très nombreux reculs en la matière. Le concept de RSE, qui a connu un développement ininterrompu depuis les années 1980, avec l’émergence de nombreux référentiels, de normes, de lois et de pratiques nouvelles destinées à rendre l’entreprise plus “responsable”, devait connaître en 2024 son année de bascule.
En Europe, le Green Deal devait enfin aboutir, avec l’entrée en vigueur de la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (la CSRD) et le vote annoncé d’une loi sur le devoir de vigilance social et environnemental pour les grandes entreprises. Enfin, la première économie mondiale se dotait d’un corpus réglementaire solide pour engager vraiment et concrètement les entreprises vers la soutenabilité, avec les législations sur le carbone, la protection et la restauration de la nature, les déchets, les droits humains… L’Europe devait entraîner le monde vers l’entreprise responsable. Rétrospectivement, les vents contraires ont soufflé très fort.
La transition durable en 2024 : retards, reculs, révisions
Dès le début de l’année, politiques européens, notamment à droite, mais aussi intérêts patronaux, ont mis un frein à la transition écologique et sociale. Ce fût le cas lors du feuilleton des débats sur l’adoption de la CSDDD, directive sur le devoir de vigilance européenne : attaquée, diluée, menacée, la directive a finalement été votée dans la douleur en avril, après des mois de tergiversations et de lobbying. Suscitant dans le monde économique la crainte qu’un droit positif de la responsabilité corporate émerge finalement, créant de nouveaux risques juridiques pour les entreprises qui ne respecteraient pas les droits humains et environnementaux, la CSDDD est devenue l’un des symboles du coup de froid sur la RSE. Elle n’est pas la seule : le règlement sur les emballages et les déchets a provoqué une levée de boucliers de certains acteurs industriels, avant d’être finalement votée au prix de compromis et d’allègements considérables.
Et comme un refrain, la mélodie est revenue tout au long de l’année : la loi sur la restauration de la nature, qui devait permettre de responsabiliser les acteurs privés dont les activités dégradent les écosystèmes européens, n’a pu être votée que grâce à l’obstination de Leonore Gewessler, ministre autrichienne, contre l’avis de son propre gouvernement. Sur le travail des plateformes et l’ubérisation, sur le travail forcé, les réglementations écologiques et sociales sont toutes passées in extremis, après controverses et retours en arrière. Le temps où l’Europe avançait unanimement et à grands pas vers une responsabilisation des acteurs privés en matière sociale et environnementale n’avait jamais semblé aussi loin. Avec une année électorale marquée par la poussée d’une droite et d’une extrême droite hostiles aux réglementations sociales et environnementales, en France comme en Europe, le momentum s’est brisé. Place à la division, aux reculs… Et à la simplification.
Un choc de simplification
Simplification, c’est peut-être le mot de l’année en Europe lorsque l’on évoque la RSE. Présentée depuis des décennies comme une opportunité stratégique pour les entreprises, la RSE est soudain devenue en 2024 synonyme de contraintes, fardeau, poids administratif. A simplifier. Le Green Deal, symbole d’une Europe progressiste en matière sociale et environnementale, est devenu la cible de ceux qui veulent réduire, alléger. Simplifier. C’est le très attendu rapport Draghi, qui devait donner les orientations pour restaurer la compétitivité européenne, qui a très officiellement pointé du doigt la cible de ce choc de simplification : CSRD, taxonomie, devoir de vigilance. La RSE, en résumé. La CSRD, érigée en épouvantail du boulet réglementaire, a ainsi subi toutes les attaques, là encore de la droite, de l’extrême droite et des lobbies économiques européens. Dans un changement de tonalité évident, le Medef, Business Europe, et les grands lobbies économiques européens qui célébraient la CSRD il y a deux ans, n’ont pas manqué de mots pour dire leurs craintes. Selon ses détracteurs, il faudrait revenir sur cette directive, et les propositions ont fusé ces derniers mois : moratoire sur la CSRD, simplification des exigences de reporting, remontée des seuils d’applicabilité.
Finalement, ce sont désormais toutes les règles sociales et environnementales qu’il faudrait simplifier, si l’on regarde la feuille de route du PPE, Parti Populaire Européen de droite, dominant au Parlement européen : la sortie des véhicules thermiques en 2035, le devoir de vigilance, la loi contre la déforestation, le système d’échanges de quotas carbone. Dans de nombreux pays, comme en Allemagne, les oppositions montent sur le devoir de vigilance ou la CSRD, et pourraient faire basculer définitivement le Green Deal. Sous pression, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission Européenne, a d’ores et déjà annoncé que des révisions seraient proposées en 2025. Mot clé pour l’année à venir : omnibus. La législation pour faire marche arrière.
Le mouvement anti-ESG
Si l’Europe, pourtant pionnière sur la question, semble sur le reculoir, difficile d’attendre que les autres grandes puissances aillent de l’avant. Outre-Atlantique, la RSE a aussi connu ses revers. Avec la montée en puissance d’un fort mouvement anti-ESG (environnement, société, gouvernance) aux Etats-Unis, l’idée que les entreprises puissent s’engager en matière sociale et environnementale a été ciblée, littéralement, à l’arme de guerre. Rien d’étonnant à ce que les grandes entreprises finissent par revenir sur leurs engagements passés : les énergéticiens de retour vers les énergies fossiles, les politiques diversité et inclusion qui s’arrêtent un peu partout, Coca-Cola qui recule sur ses objectifs d’emballages réutilisables… Même la décarbonation, qui était pourtant l’enjeu RSE le plus avancé dans nombre d’entreprises, est au point mort : BP, Shell, ou encore BlackRock ont revu leurs ambitions climatiques à la baisse.
Ce que l’on nomme désormais le “backlash” semble être officiellement en marche ! Comme si les entreprises ne voyaient plus l’intérêt de faire progresser leurs stratégies de durabilité, comme si la RSE, aux yeux des dirigeants, passait au second plan. Comme si la rhétorique qui avait prévalu durant ces trois dernières décennies, celle d’une RSE volontaire gagnant-gagnant, était soudain passée de mode. Et avec l’arrivée au pouvoir d’un Donald Trump fort peu acquis à l’idée de réguler le monde de l’entreprise, les craintes sur les réglementations et les ambitions environnementales américaines n’ont jamais été aussi fortes. Pour la RSE, l’avenir s’annonce difficile.
“Sauver l’esprit de la RSE”
Difficile, l’année 2024 l’aura été à tous les niveaux si l’on regarde les enjeux de durabilité à l’échelle mondiale. Trois COP, trois échecs : climat, biodiversité et désertification. Un traité international sur la lutte contre les plastiques mort-né. Des records en cascade concernant les coûts humains, écologiques et économiques des catastrophes naturelles et climatiques, dans un monde qui pour la première fois aura franchi le seuil fatidique de +1,5 degré de réchauffement climatique. Mayotte n’en est que le terrible dernier symbole.
Alors, face à cette crise de la transition écologique et sociale, l’année a aussi été, dans les colonnes de Novethic et ailleurs, celle des gilets et des bouées de sauvetages, envoyés dans l’océan plus que jamais tempétueux de la durabilité. De nombreux acteurs, inquiets des reculs en cours, ont appelé à “sauver l’esprit de la RSE“. Des acteurs économiques engagés, ont résisté, réclamant de ne pas succomber aux sirènes d’une parole réactionnaire qui se fait de plus en plus vocale. D’autres continuent à militer pour que l’on préserve la CSRD et les autres réglementations européennes, que l’on ne perde pas l’avantage compétitif que constitue la durabilité. Alors que les enjeux écologiques et sociaux n’ont jamais été aussi forts, ils rappellent l’urgence d’une transformation globale et profonde de nos modèles économiques. Seront-ils entendus ?
“Ne lachez pas maintenant“, lancent en tout cas des professionnels de la RSE dans La Tribune, en cette fin d’année difficile. Un cri d’espoir au milieu du brouhaha médiatique dominé par le chaos politique. Et il en faudra de l’espoir : car avec l’austérité budgétaire en vue, l’instabilité et les retards qui s’accumulent et une situation économique en demi-teinte, 2025 ne s’annonce pas plus simple que 2024 du point de vue de la transition écologique et sociale. C’est pourtant là que tout devra se jouer, pour éviter que 2024 ne reste définitivement l’année du début de la grande désillusion.