Publié le 1 octobre 2024

Alors qu’une vague anti-RSE et anti-ESG s’intensifie dans les milieux économiques, politiques et financiers, Patrick d’Humières et Pascal Chalvon Demersay, experts RSE, appellent, dans une tribune pour Novethic, à sauver l’esprit de la RSE. Et à bâtir collectivement l’avenir de la durabilité dans les entreprises.

Qu’on ne s’y trompe pas : plus un sujet est banalisé et moins il dérange. Et plus on veut faire croire que l’entreprise change et moins elle change. La réalité de la situation du monde industrialisé est un déséquilibre croissant dans la répartition de la valeur, avec une accélération de la quête au rendement du capital investi et de la part de marché des oligopoles dans leur secteur, comme le livre remarquable de Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur le démontre (Salaires :Profits, Partage vertueux Edition Economica). Et ce ne sont pas les efforts de décarbonation, de plus en plus rentables, qui permettent de dire que le capitalisme a intégré dans sa stratégie les enjeux de durabilité, comme viennent de le reconnaître deux grandes études mondiales de Bain et Accenture.

On pourrait se contenter de s’inquiéter de la vitesse trop lente de prise en charge de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de “la durabilité”, si on pouvait considérer que la prise de conscience politique des dirigeants économiques conduisait les Boards à dépasser les simples  “bonnes pratiques”, sociales, sociétales, et un narratif d’engagement souvent plus cosmétique que transformatif. Mais le constat partagé est que la vague critique américaine, anti RSE et anti ESG, a réussi à débrancher les bonnes volontés cristallisées au moment de l’Accord de Paris et que la crainte justifiée du décrochage technologique européen a renvoyé l’enjeu systémique de correction des impacts sociétaux à d’autres temps, au “quand on le pourra”.

La vague anti-RSE

Tous ceux qui, de bonne ou mauvaise foi, soit “pour ne pas désespérer la Bourse”, soit pour ralentir l’accumulation normative et bureaucratique, se persuadent que le changement est à l’œuvre et suffisant à la fois, se trompent doublement. D’une part, jamais l’évolution de la part des profits dans le partage de la valeur n’a autant dépassé celle de la contribution sociétale des entreprises (salaires, impôts), preuve en est le volume croissant des rachats d’actions. Et d’autre part, très rares sont les Board qui assument des renoncements à des activités trop prédatrices au profit de produits d’utilité collective, ou qui co-construisent des accords de régulation pour prévenir des atteintes au droit et à l’environnement. Solvay avait été pionnière avec son “management du portefeuille d’activité durable” mais peu d’acteurs ont suivi et la récente décision de Glencore de persister dans ses activités très rémunératrices dans le charbon, après avoir envisagé pourtant d’en sortir, est aussi un mauvais signe. Les coûts cachés ne sont pas encore la préoccupation principale du business dans le monde.

On a ainsi échoué à bâtir une relation contractuelle vertueuse qui aurait permis de concilier développement et responsabilité, en rendant les entreprises solidaires des trajectoires publiques dans la résolution des grands enjeux environnementaux et sociaux les plus critiques. On œuvre en surface au nom d’une RSE volontaire tandis que les défis planétaires s’amplifient. Il suffit de lire l’édifiant récit de Justine Augier sur “l’affaire Lafarge” (“Personne morale”, éditions Actes Sud)  pour vérifier à quel point le formalisme affiché n’empêche pas les pires comportements de déni ou de prédation de se dérouler quand une direction laisse faire. La “vigilance” figure sur le papier mais pas dans les têtes.

Le cœur de la directive européenne sur la durabilité, la CSRD, est bon car il pose la question de l’intention stratégique : il identifie la matérialité et les risques et opportunités. Mais cette belle mécanique se perd dans un méandre administratif loin de l’esprit de la RSE, volonté sincère et politique de traiter ses impacts qu’on accepte de partager avec toutes les parties, au-delà de la réassurance apportée à des investisseurs soucieux de se débarrasser de leurs propres risques sur le dos des autres.

Voir aussi : Vers un moratoire sur la CSRD ?

Laisser tomber la RSE serait une grave erreur

Le retour en arrière observée aujourd’hui ne s’explique pas parce que la RSE coûterait cher ou paralyserait l’innovation. La RSE est plutôt source de retombées multiples, mais elle est prise à contre-cycle aujourd’hui, entre une offensive chinoise considérable qu’on ne peut soumettre à aucun contrôle interne véritable et une échappée américaine dans l’inventivité technologique qui considère de façon messianique qu’en prenant la main sur le monde, rien ne doit la freiner.

Face à quoi, le début de modèle européen qui s’est construit, texte après texte, en amenant la sphère financière, puis l’information extra-financière, puis le contrôle de la chaîne de valeur, à optimiser des critères de décision environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance, dits ESG, est en train de se fracasser sur des doutes et des revanches dont se réjouissent tous les “friedmaniens” qui n’ont jamais accepté le concept de double performance de l’entreprise, économique et sociétale. A leur donner raison, nous prendrions le risque de nous arrêter au milieu du gué et nous risquerions, nous Européens en quête de compétitivité de perdre tous les dividendes d’un “modèle responsable” susceptible d’entraîner les autres pays et de nous faire préférer par les émergents et les sociétés civiles inquiètes

Laisser tomber la RSE et son esprit transformatif, au nom d’une baisse des coûts de production vis-à-vis de pays disposant de facteurs de production moins chers, est évidemment une grave erreur d’analyse. Cela nous condamnerait à ne pas pouvoir éviter les dumping objectifs et à repartir dans une mondialisation sauvage, comme cela se déploie dans les mines ou le transport. Ne pas poursuivre l’engagement RSE, c’est aussi se priver d’un levier essentiel d’attractivité pour une jeunesse en perte de repère et d’espoirs, c’est prendre le risque de désertion des meilleurs talents.

Bâtir l’avenir de la RSE

L’Union Européenne a installé une extra-territorialité dans ses textes, ce qui est la bonne voie pour élever le niveau du terrain de jeu pour tous. C’est là que se situe notre chance de pousser à la transformation du modèle global et non en lâchant sur quelques avancées qu’on est à peine en train d’expérimenter. Rien n’empêche de trouver une application plus progressive et négociée des dispositifs, pour les PME d’abord et pour les secteurs en amont, afin de protéger leurs marges.

Il faut maintenant reprendre le match par la voie contractuelle. Il faut que les dirigeants se persuadent qu’ils sont acteurs et pas seulement passagers en Société, que leur rôle n’a jamais autant pesé dans “la fabrique de l’Humanité”, qu’on peut co-construire des solutions efficaces et équitables en passant de la complainte à la régulation partagée, autour d’un “fair-profit”, tabou du capitalisme ambiant mais clé d’un retour aux équilibres et d’une gestion rationnelle et éthique des rapports entre les parties prenantes.

Le moment actuel est trompeur et mauvais conseiller ; on ferait mieux de reprendre les discussions et les études, les expériences et les incitations, pour retrouver l’esprit pionnier de la RSE qui encourage une économie contractuelle, protectrice des droits et des ressources. Nous sommes peut-être les seuls en Europe à le vouloir, parce qu’elle exprime encore nos valeurs, mais si nous perdons cela, nous perdrons tout, la prospérité et notre âme. Cette logique de sens peut parfaitement se financer dans les marges indues et la suppression des gaspillages d’énergie et de matière, tout en conservant sa dynamique au capitalisme schumpetérien, à ne pas confondre avec le capitalisme aveugle des fonds de pension qui a pris la main sur tout le système.

Nous appelons l’UE à relancer les forum de dialogue parties prenantes pour repenser la régulation de la RSE de façon contractuelle et donner à ce modèle RSE/ESG juste dans sa finalité une méthode mieux négociée et gérée dans ses modalités. L’appel lancé à cet effet par CSR Europe est une voie constructive qui redonne son sens stratégique à la RSE européenne. Puissent les professionnels en charge de l’enjeu se mobiliser dans cette voie co-constructive

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