L’incertitude et l’inquiétude. Voilà les sentiments qui dominent chez les professionnels de la transition écologique et sociale ces dernières semaines. Ces derniers mois déjà, un certain nombre de réglementations liées à la RSE (Responsabilité sociale des entreprises) avaient été secouées au niveau européen par les revirements politiques à l’approche des élections. Cette fois-ci, les législatives constituent une zone de turbulence encore plus grande pour tous ces professionnels engagés dans la transition bas-carbone ou la transformation durable des entreprises.
Parmi les grands blocs politiques en présence pour ces élections, qui soutiendra les réglementations favorisant la transition écologique dans les entreprises ? Que deviendront les dispositifs d’accompagnement et de soutien à la RSE avec un futur gouvernement encore incertain ? Risque-t-on des retours en arrière ? Voilà les questions que se posent de plus en plus d’acteurs du secteur.
“Le RN, c’est l’antithèse de la RSE”
Les professionnels interrogés par Novethic sont tous en particulier inquiets d’une éventuelle victoire de l’extrême-droite. Selon Patrick d’Humières, expert du management de la RSE, “la crainte est palpable chez les dirigeants et professionnels de la RSE, car le RN porte un discours populiste et totalement anti-RSE“. “Le RN, c’est l’antithèse de la RSE”, confirme Martin Richer, spécialiste du secteur, qui s’inquiète des valeurs défendues par le parti d’extrême-droite.
Plus concrètement, nombreux sont les professionnels de la soutenabilité qui craignent pour l’avenir de leurs métiers. “Une victoire de l’extrême-droite signifierait une remise en cause de tous les grands succès européens en matière de durabilité”, explique par exemple Laurent Babikian, expert en finance durable, ancien directeur des marchés de capitaux au Carbon Disclosure Project. Le parti d’extrême-droite n’a en effet jamais caché, notamment au Parlement Européen, son opposition systématique à toutes les tentatives de faire émerger un modèle d’entreprise en ligne avec les objectifs de transition écologique et sociale. Le président du RN, Jordan Bardella, assumait encore, en avril dernier, lors d’un débat sur le futur de l’entreprise, de mener “un combat contre la CSRD et le devoir de vigilance”*, pierres angulaires du dispositif européen de durabilité pour les entreprises.
Le parti d’extrême-droite considère en effet que la transition durable est un “fardeau normatif” pour les entreprises, et voudrait revenir sur une bonne partie des réglementations existantes. Incompréhensible, selon Laurent Babikian : “Le RN n’a pas compris qu’investir aujourd’hui dans la résilience sociale et environnementale de nos économies aura des bénéfices économiques à long terme, notamment sur la compétitivité et la valorisation des entreprises européennes”.
Barrage pour les professionnels de la RSE
Dans les entreprises engagées, l’idée qu’un futur gouvernement puisse revenir en arrière sur les dynamiques lancées ces dernières années en matière de RSE crée une vraie situation d’incertitude. Thierry Faba, co-fondateur de Planet RSE Toulouse qui travaille avec des PME sur la transformation durable, l’assure : “on en discute beaucoup avec nos clients, et tout le monde est inquiet de ce discours anti-RSE et de possibles retours en arrière”. Pour beaucoup, des reculs en matière de RSE seraient en effet dramatiques : “les chefs d’entreprises savent qu’ils n’ont pas d’avenir soutenable sans la mise en œuvre des transformations qui bouleversent déjà leurs marchés” explique ainsi Pauline Roulleau, experte stratégie et communication RSE.
Dès lors, une question se pose : les entreprises du secteur de la durabilité doivent-elles appeler à voter contre un parti ou pour un autre ? Alors que dans les milieux économiques, beaucoup ont affiché une prudente posture “ni-ni” s’opposant à ce qu’ils appellent “les extrêmes”, dans le secteur particulier de la durabilité, la tentation d’un engagement politique plus affirmé se dévoile. Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de professionnels de la RSE prennent publiquement position, certains allant même jusqu’à soutenir un des partis en lice contre l’extrême droite.
“L’économie sociale et solidaire peut vivre avec des gouvernements conservateurs et libéraux, mais pas avec l’extrême-droite” affirme ainsi Anthony Ratier, directeur des partenariats à ESS Forum International, alors qu’ESS France, qui représente le secteur de l’économie sociale et solidaire dans le pays appelait récemment à s’opposer à l’extrême-droite. En off, un dirigeant du secteur confie par exemple anonymement : “On ne parle que de ça dans les travées des organisations professionnelles de la RSE… On sait que le Front Populaire a un programme beaucoup plus abouti sur le plan écologique et social”. S’exprimer ou pas ? La question est difficile dans un contexte politique explosif.
“La position de la France sur la RSE pourrait être renversée”
Alors, derrière le sentiment d’inquiétude qui domine, serait-il réellement possible pour le parti en tête des suffrages, de revenir sur les avancées sociales écologiques des dernières années ? “Il y a un risque, notamment pour les textes où il existe des clauses de revoyure. Par ailleurs, un nouveau gouvernement pourrait renverser la position de la France au Conseil de l’Union Européenne “, analyse Hugo Mickeler, expert des réglementations RSE chez Novethic. C’est en effet Matignon, donc potentiellement le vainqueur des législatives, qui pilotera la position française au niveau de l’Union Européenne, via la représentation permanente de la France au Conseil.
L’autre risque, c’est que le vainqueur puisse transposer a minima les réglementations européennes dans le droit français. Sans remettre en cause les réglementations européennes frontalement, il pourrait retarder leur mise en œuvre, ou les vider de leur substance en ne leur affectant pas les moyens humains ou financiers adéquats. Cela pourrait être le cas pour la directive sur le devoir de vigilance européen, et notamment pour les moyens accordés à l’autorité indépendante qui sera chargée de veiller au respect de cette obligation. “Juridiquement, cela serait une situation difficile, et cela engagerait un bras de fer avec l’Europe” explique à Novethic Bertrand Desmier, consultant expert sur la RSE.
Quel que soit le vainqueur le 7 juillet, l’incertitude risque en tout cas de perdurer pour les professionnels de la durabilité et de la RSE. Dans une Assemblée probablement fragmentée, peut-être ingouvernable, beaucoup craignent que le sujet de la transformation durable de l’économie passe à la trappe, et que les retards s’accumulent. “On risque de perdre le mouvement ambitieux qui s’était créé en Europe, et pour lequel la France était historiquement moteur”, se lamente Laurent Babikian. Qu’ils soient experts, consultants, responsables RSE, beaucoup n’arrivent plus vraiment à se projeter, alors qu’ils espéraient voir enfin la transition lancée durablement.
* La CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) impose aux entreprises de rendre compte de leurs impacts sociaux et environnementaux. Le devoir de vigilance oblige les multinationales à faire respecter les droits humains et environnementaux sur leur chaîne de valeur.