Alors que débute la COP16 (16ème conférence des Parties à la Convention des Nations unies sur la diversité biologique), qui se tient en ce moment à Cali en Colombie du 21 octobre au 1er novembre 2024, la mobilisation des entreprises en faveur de la biodiversité s’emballe. Business For Nature, une coalition réunissant plus d’une centaine de grandes entreprises internationales, en appelle aux gouvernements pour renforcer les politiques, les incitations et la législation afin que les entreprises agissent pour stopper et inverser la perte de la biodiversité d’ici 2030. En France, la Plateforme Entreprises et Biodiversité, animée par ORÉE et financée par l’Office Français de la Biodiversité (OFB) a été lancée début octobre pour permettre à toutes les entreprises d’agir en faveur de la biodiversité.
Plutôt bon signe de voir le secteur privé se mobiliser pour stopper l’érosion du vivant. Nombreuses sont les entreprises qui reconnaissent aujourd’hui qu’elles dépendent fortement de la nature tout en exerçant de fortes pressions sur elle. Elles sont aussi de plus en plus nombreuses à entonner une petite musique qui s’est transformée en véritable concert ces derniers temps : devenir une entreprise régénérative ou une entreprise nature positive. La vague “régénérative” se décline à l’envie : économie régénérative, entreprise régénérative, agriculture régénératrice, matériaux de régénération, voiture régénérative, énergie régénérative… Dans la même veine, l’expression Nature positive fait aussi son chemin. En 2021, les dirigeants du G7 ont affirmé vouloir un monde qui soit “positif pour la nature”. Et la thématique a gagné en popularité chez les entreprises depuis la COP15.
Que viennent faire les entreprises dans la régénération ?
En l’absence d’un cadre clair et unanime pour définir ces nouveaux concepts, chacun y va de sa propre définition : en gros, l’entreprise régénérative voudrait réduire ses impacts négatifs sur le vivant mais aussi transformer son modèle d’affaires de manière à créer des impacts positifs quand l’entreprise nature positive créerait plus de nature qu’elle n’en détruirait.
Si ces théories intellectuellement captivantes permettent à des entreprises de (re)considérer leur relation au vivant et de produire sans épuiser les ressources et sans dégrader les écosystèmes, je dis très bien. L’entreprise durable est morte, vive l’entreprise régénérative. Ce qui m’interpelle le plus derrière toutes ces nouvelles expressions ou allégations, c’est cette prétendue capacité à régénérer les écosystèmes. Pour le coup, il existe une définition du terme “régénérer” qui désigne “la capacité de systèmes vivants à reconstituer un tissu, un organe, une partie détruite naturellement ou accidentellement”.
Difficile d’imaginer ce qu’une entreprise a à voir avec cela. D’où vient cette nouvelle croisade ? Le cadre mondial pour la biodiversité de Kunming – Montréal (COP15), qui fixe la feuille de route pour la biodiversité à horizon 2050, demande de “prendre des mesures urgentes visant à faire cesser et inverser la perte de biodiversité afin de promouvoir le rétablissement de la nature (…)”. Il n’y est nullement question de régénération tant il est hasardeux de prétendre pouvoir régénérer la biodiversité. Il est juste demandé aux entreprises de réduire leurs pressions et de participer au rétablissement des écosystèmes afin de leur garantir les conditions nécessaires à leur régénération !
Sauter la case “éviter et réduire” ?
Prétendre “régénérer les écosystèmes” n’est-il pas un tantinet présomptueux ? Un miroir aux alouettes dans lequel beaucoup d’entreprises tombent aujourd’hui trop facilement ? Penchons-nous sur les principes de l’agriculture régénératrice, dont une majorité de grandes entreprises du secteur agro-alimentaire se réclament aujourd’hui, pour mieux comprendre de quoi il est question : rotation des cultures, couverture permanente du sol, réduction du travail du sol, agroforesterie (intégration des arbres et des haies dans les systèmes agricoles), infrastructures écologiques (bandes enherbées). Un sentiment de “déjà vu” non ? Il s’agit ni plus ni moins des méthodes paysannes que l’on pratiquait avant l’industrialisation du modèle agricole. Les pratiques régénératives serviraient-elles plutôt à régénérer (recycler) de vieux concepts et les discours des entreprises ? C’est sûr, parler de réparation, de restauration apparaît moins “vendeur” car cela rappelle qu’à un moment donné, il y a eu dégradation, destruction. Les entreprises ne le nient pas (ou plus) d’ailleurs mais préfèrent vite passer à un sujet beaucoup plus “positif”, pro-actif et valorisant. Bref, (re)prendre le contrôle.
Si la régénération est aujourd’hui présentée comme le nec plus ultra en matière de lutte contre l’érosion du vivant, c’est le triste constat de l’absence de politiques permettant d’éviter d’en arriver là. Mis à part les acteurs de la construction, des industries extractives soumises à la “mitigation stratégie” – éviter, réduire les pressions sur la biodiversité et compenser/restaurer -, des secteurs entiers échappent encore à un cadre règlementaire très strict et peuvent donc décider librement de leurs actions et de leurs discours en matière de biodiversité. Et plutôt que de passer par les cases éviter et réduire, on file directement à la case régénération dans laquelle on va trouver l’agroécologie, la plantation de forêts, la restauration de zones humides, l’utilisation de matériaux biosourcés, etc.
L’entreprise régénérative : attention, vague de greenwashing en vue
Pour une vision 360
Afficher haut et fort de telles ambitions nécessitent plus que jamais une bonne dose d’exigence et d’humilité. C’est toujours bon de le rappeler, mais en premier lieu, une entreprise “régénérative” devrait tout mettre en œuvre pour éviter de générer de nouvelles pressions sur la biodiversité : je m’assure que mon nouveau produit ne va pas contribuer à puiser dans de nouvelles ressources via l’économie circulaire ou si je construis un nouvel immeuble, je choisis en priorité de réhabiliter un bâtiment existant plutôt que d’artificialiser de nouvelles surfaces. Ensuite, une entreprise “régénérative” devrait tout mettre en œuvre pour réduire au maximum ses pressions. Ça veut dire acheter du soja français pour ne pas contribuer à de la déforestation importée ou accompagner ses fournisseurs dans la mise en place de pratiques agricoles conciliant production et préservation de la biodiversité. Parfois, c’est aussi renoncer à une gamme de produits comme l’ont fait les laboratoires Expanscience avec leur gamme de lingettes pour bébé. Et si malgré tout cela, l’entreprise “régénérative” génère des impacts résiduels, elle peut bien sûr participer à la conservation ou à la restauration d’écosystèmes menacés.
Être une entreprise régénérative, c’est aussi avoir une vision 360 ° en agissant sur l’ensemble de sa chaîne de valeur. En renaturant une ancienne friche industrielle, un promoteur immobilier peut certes générer des impacts positifs à l’échelle d’un site mais les matériaux qu’il va utiliser peuvent générer des impacts négatifs bien plus importants à l’autre bout de la planète.
Cela réclame aussi un engagement sur la durée, capable de résister au rythme des nouveaux produits, des réaménagements de gammes, des nouvelles organisations, des nouvelles raisons d’être de l’entreprise. Le pas de temps de la nature est bien plus long que celui de l’entreprise.
Enfin, pour ne pas tomber dans ce miroir aux alouettes, il est fondamental de mesurer et communiquer les résultats des mesures dites “régénératives”. En attendant le développement de standards et/ou de certificats biodiversité qui pourront attester de leur sérieux et de leur efficacité, il existe déjà une multitude d’indicateurs pertinents et fiables pour évaluer l’amélioration de la qualité des sols, de la biodiversité, des ressources en eau.