Publié le 29 janvier 2024

L’entreprise régénérative est le nouveau terme à la mode. Et si le concept semble intéressant sur le papier, le manque de définition scientifique ou méthodologie d’évaluation fiable pose question. Autrement dit, l’entreprise régénérative risque bien de devenir un énième prétexte au greenwashing si aucun cadre réglementaire ne vient le définir.

Après l’entreprise durable, l’entreprise à impact et l’entreprise contributive, un nouveau terme est en train de s’imposer dans la novlangue de ceux qui ambitionnent de transformer le monde de l’entreprise et de l’aligner avec la transition écologique et sociale : l’entreprise régénérative. Dernier exemple en date de l’engouement autour de ce concept : le 11 janvier 2024, l’entreprise Lumiå, qui se décrit comme un “centre de formation et de recherche sur l’entreprise régénérative“, a publié une note d’analyse sur le sujet
L’idée de l’entreprise régénérative est simple : les entreprises ne devraient pas seulement réduire leurs impacts négatifs, mais aussi transformer leurs modèles d’affaires de manière à créer des “impacts positifs”, à “régénérer” les écosystèmes, ou la société. Sur le principe, les tenants de l’entreprise régénérative ambitionnent d’aller encore plus loin que la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises), qu’ils jugent insuffisante pour répondre aux enjeux écologiques et sociaux. Mais à l’heure actuelle, il s’agit surtout d’un concept flou.

La mode de l’entreprise régénérative

Aujourd’hui, force est de constater qu’on trouve de tout parmi ceux qui se réclament du régénératif. Par exemple, l’entreprise Neste, qui propose des “carburants écologiques issus de l’agriculture régénérative” pour soutenir la croissance de l’aviation ou du transport routier. LVMH, qui communique autour du “luxe régénératif” ou de “l’agriculture régénératrice“, et même Dassault Systèmes, qui invoque son “économie circulaire restaurative et régénérative“. Même TotalÉnergies et H&M se réclament de pratiques régénératives.   
Régénérer, mais régénérer quoi ? Comment ? Pour LVMH, il s’agit de “retisser des liens avec le vivant” : “En 2021, nous avons lancé un plan d’action environnemental, qui avait pour finalité de proposer une nouvelle relation entre le luxe et la nature, une relation plus équilibrée, plus harmonieuse” explique ainsi à Novethic Hélène Valade, directrice environnement chez LVMH. Plus concrètement, le groupe dit mettre la focale sur les sols : “Ce qu’on vise vraiment c’est l’amélioration du sol, c’est ça la régénération, c’est de cette façon qu’on l’interprète chez LVMH car on pense que c’est cela qui nous permettra d’agir en même temps pour le climat, la biodiversité ou l’eau” ajoute-t-elle.
D’autres ont des approches différentes. Pour Dassault Systèmes, le “design régénératif” c’est éco-concevoir des produits “circulaires” à base de résines végétales. À la COP28, une vingtaine de grandes entreprises, souvent très polluantes (Bayer, Mars, Unilever ou encore PepsiCo par exemple) ont rejoint l’initiative OP2B (One Planet Business for Biodiversity) pour soutenir “l’agriculture régénérative”, avec comme méthode principale, la reforestation. À chacun sa méthode, faute de cadre formel. 
Face à cette confusion, un groupe de personnalités rassemblant des militants écologistes, des acteurs de l’agriculture bio et des experts a publié une tribune durant l’été 2023 dans le journal Le Monde. Ils y dénonçaient l’usage abusif du terme, et le risque “qu’il se vide de son sens“. “Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises agitent le drapeau régénératif sans avoir commencé à comprendre ce que ça veut dire. Le concept même de régénératif risque de mourir car il est déjà galvaudé par des grands acteurs qui s’en servent comme un outil marketing, sans transformer leurs modèles d’affaires pour le rendre compatible avec les limites planétaires” explique Christophe Sempels, directeur général et de la recherche de Lumiå.

Le flou méthodologique de l’entreprise régénérative

C’est pour mettre un peu de clarté dans ce flou sémantique qu’il a publié avec ses équipes un livre blanc sur le sujet, reprenant en partie l’état de la recherche sur ce concept. La note dégage quelques grands axes théoriques du régénératif : “le premier consiste à réduire ses impacts négatifs aux seuils incompressibles ; le second consiste à générer des impacts positifs nets sur les écosystèmes et les communautés humaines à travers une reconnexion au vivant“. À ces axiomes s’ajoutent 11 principes, parmi lesquels “être capable de se limiter“, “partager la valeur monétaire avec ses parties prenantes“, “créer des relations vivifiantes“… Christophe Sempels ajoute : “Il faut être clair : on ne peut pas être régénératif en continuant avec des modèles productivistes, qui envoient aux quatre coins du monde des produits qui ne répondent pas vraiment à un besoin essentiel. Il faut sortir des logiques qui cherchent à vendre toujours plus, adossées à des objectifs de croissance de +5, +8% par an, incompatibles avec les limites écologiques et sociales.“  
Peu d’entreprises se réclamant du régénératif semblent avoir fait ce changement de modèle. Beaucoup utilisent au contraire le terme “régénératif” comme synonyme de “compensation écologique”, et prétendent “régénérer” en plantant des arbres ou des haies. LVMH, par exemple, a financé des projets visant à introduire “différentes variétés de haies ou d’espèces végétales dans les plantations de coton” au Tchad, ou en Turquie. Objectif affiché : préserver la biodiversité, lutter contre le réchauffement climatique et la désertification des sols, retenir l’eau. TotalEnergies, de son côté, investit dans la reforestation et l’agriculture régénérative pour “compenser ses impacts“. Pourtant, ces techniques de plantation ont leurs limites, et leur efficacité est controversée dans le monde scientifique. Christophe Sempels rappelle à ce sujet que “ces méthodes consistent souvent à compenser ses impacts en signant des chèques, sans savoir ce qui se passe derrière, avec des organismes de certification pas à la hauteur. Ce n’est pas du tout efficace, ça ne questionne pas le modèle économique. Il faut un cahier des charges strict, et des méthodes“.   
Justement, concernant les méthodes des initiatives régénératives chez LVMH, si le groupe assure utiliser son propre référentiel avec une grille de critères spécifiques, Hélène Valade concède : “On est au début de cette démarche, donc il faut rester modeste. Mais il y a un référentiel qui commence à émerger dans le monde anglo-saxon pour trouver des indicateurs locaux pour mesurer l’impact positif de nos fournisseurs, c’est le référentiel “regenagri”“. Sur son site, cette organisation explique avoir des méthodologies de contrôle strict pour certifier les fournisseurs en agriculture régénérative. Pourtant, parmi les “fermes certifiées régénératives” par regenagri, on trouve aussi bien de petites structures, parfois bio, que de gros groupes industriels, dont Grupo Scheffer, producteur de soja et de coton brésilien, fournisseur du géant de l’agro-business Cargill, pointé du doigt par Greenpeace pour ses pratiques de déforestation en Amazonie.

Le besoin de cadres et de régulation

Il semble donc nécessaire de trouver un cadre normatif à ce terme pour éviter les dérives. Des chercheurs du Maastricht Sustainability Institute alertaient eux-aussi en mai 2023 du risque d’une “nouvelle forme de greenwashing” autour du régénératif. Surtout, ils rappelaient que “les entreprises ne peuvent pas être régénératives seules” et que l’économie régénérative ne pourra exister que grâce à des “politiques ambitieuses” et “un cadre législatif fort, qui inclut le devoir de vigilance sur la chaîne de valeur, un vrai prix sur les dégâts environnementaux, et des droits pour la nature“. Leur recommandation : établir rapidement un vrai cadre, des “standards et lignes directrices […] permettant d’analyser minutieusement les allégations des entreprises” sur ce thème.   
Christophe Sempels va dans le même sens : “Cela aiderait si les acteurs publics pouvaient donner un cadre, des labels, un référentiel de bonnes pratiques, voire une norme AFNOR pour cadrer l’usage du mot régénératif, ce qu’il intègre et ce qu’il n’intègre pas, et encadrer les pratiques en termes de communication“. Mais il faut surtout engager les entreprises dans une démarche transformative globale et concrète. “S’il n’y avait qu’une seule mesure, ce serait sans doute de créer des nouveaux dispositifs institutionnels de comptabilité en triple capital, en double matérialité, avec obligation de rendre compte des impacts, financiers, écologiques, sociaux” ajoute-t-il.  
Autrement dit, respecter le cadre réglementaire de base que constitue la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (CSRD), le devoir de vigilance, la prise en compte des normes environnementales et sociales ou le partage de la valeur serait un préalable indispensable avant “l’entreprise régénérative”. La plupart des entreprises en sont très loin, y compris parmi celles qui communiquent d’ores et déjà sur ce thème. En attendant, les allégations autour du régénératif risquent bien d’être le prochain greenwashing à la mode, après celui sur la neutralité carbone.

Découvrir gratuitement l'univers Novethic
  • 2 newsletters hebdomadaires
  • Alertes quotidiennes
  • Etudes