Publié le 20 octobre 2024

Fairphone, fabricant de smartphones durables et réparables a été un pionnier du secteur en 2013. 10 ans plus tard, l’entreprise a encore de nombreux défis à relever, et doit continuer à se réinventer pour changer d’échelle. Toute la semaine, Novethic vous propose un focus sur les pionniers qui ont bâti des modèles alternatifs et durables.

En 2013, alors que le marché des smartphones était en plein développement, Fairphone se lançait dans ce qui paraissait alors une utopie, créer et commercialiser des smartphones durables, éthiques. Face aux géants d’alors, Samsung et Apple, le petit poucet affichait des ambitions novatrices : mieux contrôler sa chaîne d’approvisionnement et notamment la provenance des matériaux, améliorer le partage de la valeur le long de la chaîne de production, créer des smartphones réparables, favoriser le recyclage…

L’utopie est-elle devenue réalité ? C’est la question qui se pose aujourd’hui pour Fairphone, qui a mis l’an dernier sur le marché son 5ème modèle de smartphone, le Fairphone 5. Avec un peu plus de 100 000 exemplaires vendus en 2023, Fairphone est encore loin des mastodontes du secteur, qui commercialisent chacun jusqu’à 230 millions de téléphones chaque année. Mais l’entreprise commence à se faire un nom dans le secteur, au point qu’elle influence désormais les pratiques de ses concurrents.

Défis techniques et économiques

“Le point de départ de Fairphone, c’était de montrer à l’industrie qu’il est possible de mettre sur le marché un smartphone plus durable, et aujourd’hui, on pense en avoir fait la démonstration” se félicite auprès de Novethic Raymond Van Eck, récemment nommé PDG de Fairphone. Mais le dirigeant concède que le chemin parcouru a été plein d’obstacles. “On a du partir de zéro, d’une page blanche, et tout réécrire en fonction des standards qu’on voulait défendre.” Au départ, concevoir un téléphone modulable, réparable, durable, a constitué pour Fairphone un défi en matière de design. Le smartphone étant l’un des produits électroniques les plus complexes à produire, Fairphone s’est rapidement heurté à des difficultés techniques sur ses premiers modèles. “Pour être honnête, on revient de loin. Pour acheter un Fairphone 1 ou un Fairphone 2, il fallait vraiment être un supporter acharné de la démarche, parce qu’il fallait faire de nombreuses concessions en termes de performances, d’autonomie de la batterie…” admet Raymond van Eck.

Mais le défi a aussi été logistique et commercial. Difficile en effet pour un tout petit acteur émergent de faire bouger les lignes d’une industrie dominée et contrôlée par des géants.“Quand vous produisez peu, vous avec peu d’impact sur vos fournisseurs, et il est beaucoup plus difficile de leur faire adopter vos standards… On était donc forcément plus chers que nos concurrents” explique Raymon van Eck. L’entreprise était dans un cercle vicieux : avec une petite production, difficile de faire des économies d’échelle et d’influencer les standards de l’industrie, impossible de proposer un prix attractif, et donc de développer ses ventes. “Il fallait que nos consommateurs soient prêts à payer un “premium” pour avoir un smartphone durable, et notre défi ça a été de réduire ces concessions” explique le dirigeant.

La maturité Fairphone ?

Mais aujourd’hui Fairphone assure “être parvenu à sortir de ce cercle vicieux.” En termes de performances, les Fairphones dernière génération ne concurrencent certes pas encore les modèles les plus avancés des grands constructeurs. Mais les progrès du Fairphone 5 sont salués par les comparatifs spécialisés, à l’image du site LesNumériques qui note ses “bonnes performances”, que ce soit en matière de puissance, d’écran ou d’appareil photo. Côté durabilité, l’entreprise a aussi continué à avancer. Selon le spécialiste du numérique responsable Frédéric Bordage, fondateur de GreenIt.fr, Fairphone coche les cases d’un vrai smartphone durable. “Ils ont fait un réel travail sur la réparabilité de leur produit, la possibilité de changer soi-même la batterie facilement, la durée des mises à jour du système. Ce sont des éléments clés pour allonger la durée de vie d’un smartphone et réduire son impact environnemental” analyse l’expert. Le Fairphone 5 obtient ainsi 9.3/10 sur l’Indice de Réparabilité français, 10/10 sur le score de réparabilité iFixit, et la marque continue d’être saluée par les acteurs associatifs, comme Halte à l’Obsolecence Programmée (HOP) ou Greenpeace. Fairphone a également été parmi les premiers acteurs du secteur à se préoccuper des conditions de production et des conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement en cobalt, et l’entreprise a lancé en 2020 l’initiative “Fair Cobalt Alliance”, qui vise notamment à éviter le travail des enfants dans les mines en Afrique de l’Ouest.

Côté prix, Fairphone est encore légèrement au-dessus du marché pour des performances similaires. “Le dernier modèle est équilibré, c’est un bon téléphone, à un prix raisonnable, et pour quelques euros de plus, il a l’avantage d’être durable” commente Frédéric Bordage. Fairphone, qui est depuis ses origines un produit de niche, pourrait-il donc bientôt atteindre le grand public ? Raymond Van Eck admet qu’il reste du chemin à parcourir pour élargir sa cible, notamment en termes marketing : “désormais l’enjeu n’est plus simplement de vendre un téléphone durable, c’est de montrer que nos produits sont bons, performants, pratiques car facilement réparables… et en bonus, écologiques. C’est un message un peu différent, mais qui change tout” explique-t-il. Fairphone vise également les entreprises, et espère qu’elles pourront être un nouveau marché grâce à leurs engagements RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Objectif, vendre plus, pour pouvoir faire des économies d’échelle et baisser les prix de vente “sans compromettre les standards environnementaux.”

“Une ONG qui a revêtu les habits d’une entreprise”

Pour Frédérique Bordage, “il ne faut toutefois pas juger de la réussite de Fairphone sur le nombre de smartphones vendus, mais plutôt sur l’impact qu’ils ont sur le secteur”. Selon l’expert, en étant en avance sur les enjeux de réparabilité, de durabilité, d’éthique, Fairphone a fait “la démonstration que sur le plan industriel et économique, c’est faisable de mettre sur le marché un smartphone performant du point de vue environnemental, du point de vue technique, et du point de vue social, et que si les grands industriels du secteur ne le font pas, c’est parce qu’ils ne le veulent pas.” 

Alors que l’impact environnemental des smartphones est de plus en plus régulièrement pointé du doigt, la maturité de Fairphone sert de contre-modèle. L’entreprise a d’ailleurs mis en place une véritable stratégie d’influence pour tenter de faire bouger les autres constructeurs, et plus largement, les acteurs des autres industries. “On a réussi à embarquer des grandes entreprises comme Tesla dans notre initiative sur le cobalt, on essaie de faire bouger les réglementations au niveau européen, on veut être un role model pour les fabricants” explique Raymond van Eck.

“Honnêtement, Fairphone c’est une ONG qui a revêtu les habits d’une entreprise” abonde Frédéric Bordage, dont l’organisation fait elle-même du lobbying pour la durabilité du numérique. “Ce sont les seuls qui tentent d’influencer le marché dans le bon sens, en poussant pour des normes sur la réparabilité, sur la lutte contre l’obsolescence programmée, sur la durabilité logicielle, l’open source…” Dans les négociations notamment en Europe, l’entreprise milite aux côtés d’associations comme Commown ou Halte à l’Obsolescence Programmée, pour renforcer la réglementation. “Ce sont les normes qui font bouger les entreprises et les obligent à innover” explique le PDG de Fairphone. Régulièrement, les chargés de plaidoyer de l’entreprise affrontent ainsi les lobbyistes d’Apple, Huawei ou Google, et les poussent à évoluer. “Si aujourd’hui Google propose 8 ans de mises à jour logicielles, c’est parce que Fairphone a montré l’exemple, et que Google a senti le vent tourner” explique Frédéric Bordage.

Fairphone, et maintenant ?

Pour autant, Fairphone est loin d’avoir résolu tous les enjeux sociaux et environnementaux liés à la production de smartphones. D’après son Rapport d’Impact 2023, 46% seulement des matériaux de son Fairphone 5 ont une origine recyclée ou “éthique”, un chiffre qui monte à 76% sur les matériaux les plus surveillés (cobalt, lithium, cuivre…). Sur certains métaux, comme le nickel ou les terres rares, à peine 30% de l’approvisionnement est “durable”, preuve qu’il reste encore du chemin à parcourir en termes de traçabilité sur la chaîne d’approvisionnement. Les dirigeants du groupe concèdent d’ailleurs volontiers que tout n’est pas encore traçable, et qu’il faudra des réglementations plus fortes pour accélérer le changement de modèle sur les produits miniers. “Aujourd’hui c’est la filière dans son ensemble qu’il faut faire bouger” commente de son côté Frédéric Bordage. Sur d’autres enjeux, comme le recyclage des smartphones, la gestion des ressources en eau, ou la décence des conditions de travail de ses fournisseurs, Fairphone admet aussi avoir des progrès à faire.

Aujourd’hui, Fairphone affiche sa volonté de développer ses parts de marché et sa croissance pour changer d’échelle et faire du smartphone durable un objet mainstream. Pour ce faire, l’entreprise a levé il y a moins de deux ans près de 50 millions d’euros auprès d’investisseurs déclarant être engagés dans les enjeux ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance). Mais entre-temps, l’entreprise a changé deux fois de PDG, et a vu son revenu diminuer en 2023, avec un résultat net négatif. Et si l’entreprise espèce retrouver la croissance en 2025, il faudra qu’elle parvienne à concilier ses ambitions économiques, la pression de ses investisseurs, et ses standards environnementaux. Une bataille qui n’est pas encore gagnée, vu l’énergie que mettent les autres constructeurs à perpétuer le modèle actuel et les retours en arrière qui se profilent dans le monde économique sur la transition écologique. Mais pour Frédéric Bordage, “le smartphone jetable entre dans sa phase de disparition, les grands constructeurs sentent que le vent est en train de tourner et ils ont la pression, ils suivront bientôt tous l’exemple de Fairphone”. Pionnier, militant, et leader d’industrie ?

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