Sur un nuancier, il y a le rouge carmin, ou encore le rouge cardinal, mais en Provence, il y a aussi le rouge “Alteo”. A l’abri des regards, au sommet de la colline de Mange-Garri, entre Marseille et Aix-en-Provence, on a l’impression d’avoir été téléporté sur Mars. Ce qui frappe immédiatement, ce sont ces terres rouges en plein milieu de deux vallons. Rien n’est naturel, tout est issu de la main de l’Homme. Cette terre, ou plus justement ces “boues rouges”, ne sont en réalité que des déchets industriels produits par l’usine en contre-bas : Alteo. Ou “Péchiney”, comme les anciens aiment encore à la nommer.

Niché en plein cœur de la petite ville de Gardanne, dont les rues et les façades des immeubles sont elles aussi teintées par cette poussière rouge persistante, se trouve ce fleuron de l’industrie française. Aux mains du groupe français Péchiney jusqu’en 2003, elle est la plus ancienne usine d’alumine au monde. De 1894, date de sa création, jusqu’à tout récemment, mars 2022, elle broyait et transformait en son sein chaque année des millions de tonnes de bauxite rouge importée de Guinée, l’un des premiers pays exportateurs.
De ce minerai rouge, riche en fer, Alteo en extrayait l’oxyde d’aluminium, qu’il transformait ensuite en alumines, et plus précisément en alumine de spécialité. Contrairement à l’alumine métallurgique qui sert à produire tout simplement de l’aluminium, l’alumine de spécialité, dont cette entreprise se revendique être le leader mondial, entre dans la fabrication de différents produits allant des verres spéciaux (écrans LCD, smartphones,…), aux batteries électriques, en passant par les gilets pare-balles ou la céramique. Entre autres.
Une histoire tâchée de rouge
Mais le nom d’Alteo reste aujourd’hui étroitement lié au “scandale des boues rouges”, qui défraye la chronique depuis plusieurs décennies. Et dont la mise en examen de l’entreprise en octobre 2023, soit plus de cinq ans après l’ouverture d’une information judiciaire pour “mise en danger de la vie d’autrui”, vient écrire le dernier épisode d’un long feuilleton. “On espère désormais que la justice nous donnera raison et permettra d’en finir avec ce type de crime industriel”, réagit auprès de Novethic Sébastien Barles, adjoint au maire de Marseille chargé de la Transition écologique, qui s’était fortement mobilisé au côté de l’eurodéputée Michèle Rivasi, récemment décédée.
Bravo à #ZEA et à mon ami Olivier Dubuquoy pour cette action #stopbouesrouges. Nous avions servi à #Valls premier Ministre un apéro aux boues rouges il y a 2 ans ; là De Rugy devrait avoir une indigestion aux boues rouges. Il faut que cesse au plus vite ces boues rouges toxiques. pic.twitter.com/Ew5wthMTyF
— Sébastien Barles (@sebbarles) February 12, 2019
Dans cette affaire, Alteo est accusé d’avoir déversé entre 2016 et 2021 en plein cœur du parc national des Calanques, un effluent industriel lourdement chargé en substances toxiques et en métaux lourds. Malgré plusieurs arrêtés préfectoraux autorisant l’entreprise à déroger temporairement aux seuils de toxicité, l’enquête a mis au jour plus d’une soixantaine d’infractions, car l’entreprise est allée bien au-delà, comme l’ont révélé les contrôles inopinés. A l’origine de cette mise en examen, il y a une plainte déposée par des riverains et des associations environnementales, comme ZEA. Olivier Dubuquoy, fondateur de cette association et auteur du documentaire “Zone Rouge, la pollution qui ne se voit pas”, déplore auprès de Novethic le “permis de polluer” que l’Etat a accordé pendant des années à l’entreprise. “Année après années, Alteo a été autorisé à contourner les normes environnementales internationales“, s’indigne ce lanceur d’alerte. “Entre 1966 et 2016, avec l’indulgence de l’Etat et malgré les dénonciations des défenseurs de l’environnement et les alertes des scientifiques, l’usine de Gardanne, a rejeté en mer près de 30 millions de tonnes de boues”, s’exaspère Marine Calmet, la présidente de l’association Wild Legal. Car cette extraction industrielle obtenue à partir du procédé Bayer, produit autant de déchets que d’alumines. Chaque tonne d’alumine produite génère ainsi une tonne à une tonne et demie de résidus, communément appelés “boues rouges”, dont on ne sait quoi faire.
Disséminées au départ à droite à gauche dans les vallons aux alentours, comme à Mange-Garri et à Bouc-Bel-Air, elles deviennent de plus en plus encombrantes, “en raison notamment de l’augmentation considérable de la production dès les années 1960“, explique à Novethic Philippe Mioche, professeur émérite d’histoire contemporaine des techniques et de l’industrie à l’université Aix-Marseille I. Il fallait donc voir plus grand. Une solution a été trouvée en 1966 par le premier propriétaire de l’usine : le rejet de ses déchets en mer grâce à une conduite (aussi appelée “sea-line”) parcourant tout le territoire depuis Gardanne jusqu’aux calanques de Port-Miou à Cassis, sur plus de 50 kilomètres. Mais en janvier 2016, en raison de l’application de la Convention de Barcelone sur la protection de la mer Méditerranée, Alteo a été contraint de renoncer à y envoyer ses boues rouges. Seuls ses effluents liquides ont continué d’y être déversés, tandis que la partie solide de ses déchets étaient à nouveau stockés sur le site de Mange-Garri. Au grand dam des riverains.

Un gâchis industriel ?
Du côté d’Alteo, on semble désormais vouloir tourner la page. Lors de son rachat en 2021 par le Guinée United Mining Supply, l’entreprise a décidé d’arrêter la production de sa partie rouge, à savoir le raffinage des bauxites. Seule reste aujourd’hui à Gardanne ce qu’on appelle la partie blanche, à savoir la transformation de l’hydrate de l’alumine en alumine de spécialité. Mais plus qu’une page, c’est tout un pan désormais de son histoire qu’Alteo a décidé d’effacer. “Dans l’histoire de l’aluminium, la France a joué un rôle important, et l’usine de Gardanne a été un acteur essentiel“, explique Philippe Mioche, auteur du livre “L’alumine à Gardanne de 1893 à nos jours”. Pour cet historien, “du point de vue de l’histoire de l’industrialisation de la France, on est face à un site extrêmement important, où on a mis au point des procédés et des technologies qui ont ensuite été exportées dans le monde”. “Gardanne a été un lieu d’influence mondial”, assène-t-il.
Est-ce que l’histoire aurait pu être différente ? Peut-être, avance l’adjoint à la mairie de Marseille. “Nous avions un outil industriel qu’on aurait dû accompagner dans sa transition vers un mode de production plus soutenable pour l’environnement”, regrette Sébastien Barles. “A la place, on a laissé faire”, reconnaît-il. Pour l’élu, l’Etat n’a pas joué son rôle en ne contraignant pas l’entreprise à changer. A l’image de l’usine Aluminium Greece qui a arrêté dès 2011 ses rejets en mer et dont une partie est même réemployée dans la fabrication de ciment. C’est d’ailleurs ce qu’avait défendu à l’époque l’ancien député EELV des Bouches-du-Rhône, François-Michel Lambert. Plusieurs années plus tard, il ne décolère pas d’avoir vu “filer dans les mains de la Chine (UMS est associée à la fois à la Société minière de Boké en Guinée au singapourien Winning Shipping et au chinois Shndong Weiqiao, ndlr) ce produit stratégique pour la mise en œuvre de notre transition énergétique”. Dès 2012, dans un article de La Provence, il appelait l’Etat à aider Alteo à décrocher une partie des 7 milliards de crédits européens destinés à aider les usines à valoriser leurs déchets, ce qui aurait pu permettre à Gardanne “d’aborder un saut environnemental essentiel pour sa pérennité”.
“Cette délocalisation est le pire des scénarios qui pouvait se produire”
Les torts semblent toutefois partagés puisque l’entreprise a été maintes et maintes fois accusée de “jouer la montre”, comme nous l’explique Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au CNRS et professeur à AgroParisTech. “On avait beaucoup de mal à savoir si Alteo pouvait être rentable ou non, donc ils ont évidemment joué la montre pour essayer de sauver l’entreprise telle qu’elle était, tout en faisant le minimum de travaux”. “Il y a eu des millions d’euros d’investissements qui ont été faits pour qu’il n’y ait plus de résidus de bauxite dans l’eau”, indique Cyrille Mounier, délégué général d’Aluminium France. “La qualité de l’eau s’était d’ailleurs nettement améliorée, on partait de très très loin mais ce n’était pas encore satisfaisant”, nous confie-t-il. Pour ce spécialiste de l’aluminium, on avait malgré tout affaire avec Gardanne à “l’usine d’alumine vraisemblablement la plus ‘clean’ du monde”.
La face cachée d’UMS
Alteo est désormais rentré dans les clous. Elle ne pollue plus…en France. Dans une note, l’association Surf Rider s’interrogeait dès 2021 sur les répercussions que pourrait avoir le rachat d’Alteo par l’industriel United Mining Supply, et notamment “la délocalisation d’une partie de son activité en Guinée, pays où les normes environnementales restent moins contraignantes”, peut-on notamment lire. Et c’est effectivement un point sensible, comme nous l’explique Cyrille Mounier. “Alors que nous aurons besoin de toujours plus d’aluminium, et ce peu importe le scénario, il est dans l’intérêt des industriels d’être de plus en plus regardant sur les normes pour avoir une bauxite ou une alumine qui aient le moins d’impact sur l’environnement, la biodiversité ou les populations”.
L’usine de Gardanne s’approvisionne en alumine depuis les marchés mondiaux, et importerait actuellement de l’alumine brésilienne. Elle ne ferait donc pas appel – pour le moment – à la filière de sa maison mère UMS, qui opère en Guinée à travers la Société minière de Boké depuis 2014. Pourquoi ? “Pour la simple raison que cette société n’est qu’un acteur dans l’extraction de bauxite”, nous explique Philippe Mioche. Mais cela devrait très bientôt changer car l’homme d’affaires franco-guinéen Fadi Wazni, à la tête d’UMS, n’a jamais caché son intention d’y installer une raffinerie. Et hasard du calendrier, il vient de recevoir, le 22 mars dernier, le feu vert de la part du gouvernement guinéen. Déclaré “projet d’intérêt national”, cette nouvelle infrastructure sera construite dans la préfecture de Boké. Pour Surf Rider, “cette délocalisation est le pire des scénarios qui pouvait se produire”.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que SMB est visée par les associations en Guinée. En 2018, Human Rights Watch a enquêté pendant plus d’un an sur les sociétés minières et a recueilli près de 300 témoignages. “L’exploitation de la bauxite en Guinée menace le mode de vie de milliers d’habitants”, résumait à l’époque le rapport. Ajoutant que “l’exploitation minière a détruit des terres ancestrales, endommagé des sources d’eau et recouvert de poussière des maisons et des arbres. La quête de revenus ne devrait pas se faire au détriment des communautés locales”. Plus récemment, l’ONG Natural Justice s’est également penchée explicitement sur “les impacts de la société minière de Boké”. “Depuis l’implantation de la SMB dans notre zone, il n’y a vraiment pas de vie pour nous ici”, témoigne le leader communautaire d’un village dans un rapport publié en février 2023. “La poussière rentre dans nos maisons et se dépose sur nos aliments”, explique une habitante vivant à proximité d’une zone d’exploitation.
Si plus de 5 000 kilomètres séparent Gardanne de Boké, les enjeux environnementaux semblent bien moins éloignés entre les deux villes. Que ce soit ici, en France, ou là-bas, en Guinée, toutes les deux portent les stigmates d’une exploitation extrêmement polluante, peu surveillée mais vitale à l’heure de la transition énergétique.
Contactés à de multiples reprises, ni Alteo ni UMS n’ont souhaité répondre aux questions de Novethic.