L’avenir s’annonce morose pour les salariés d’Ynsect. D’abord placée en procédure de sauvegarde en 2024, la start-up spécialisée dans l’élevage et la transformation d’insectes vient de voir sa période de redressement judiciaire prolongée jusqu’à mi-janvier 2026. Mobilisée le 24 septembre dernier devant l’usine de l’entreprise située à Poulainville, dans la Somme, une partie des équipes ont dénoncé une “catastrophe sociale”. Alors qu’Ynsect a levé 600 millions d’euros depuis sa création en 2011, un plan social prévoit aujourd’hui le licenciement d’une centaine de salariés sur les 214 qui composaient la société en fin d’année dernière.
Fleuron français de l’agri-food tech à ses débuts, la start-up a enregistré 90 millions d’euros de pertes en 2022, puis 80 millions d’euros en 2023. En cause, les impacts de la crise sanitaire et de la flambée des coûts des matières premières, mais aussi des retards et des difficultés industrielles, décalant la mise en fonctionnement de son nouveau site de production alors présenté comme la plus grande ferme verticale d’insectes au monde. Des obstacles multifactoriels dont Ynsect n’est pas le seul à souffrir au sein de la filière.
Passage à l’échelle plus lent qu’anticipé
Dans la Haute-Garonne, Agronutris a annoncé mi-septembre une nouvelle levée de fonds de “plus de dix millions d’euros”, lui permettant de sauver son usine d’élevage de mouches soldats noires. Sa holding, EAP Group, sera néanmoins liquidée, entraînant le licenciement d’une trentaine de salariés. Un autre acteur, Innovafeed, semble de son côté s’en tirer un peu mieux. En 2024, l’entreprise a réalisé cinq millions d’euros de chiffre d’affaires, soit une hausse de +66% en un an, pour des pertes tout de même estimées à 35,6 millions d’euros. Elle a néanmoins dû mettre en pause son usine pilote aux Etats-Unis, dont le financement est freiné par la nouvelle administration américaine selon Clément Ray, cofondateur de la start-up.
“Les revenus générés par Innovafeed sont encore extrêmement réduits, nuance auprès de Novethic Matthieu Vincent, co-fondateur du cabinet de conseil spécialisé DigitalFoodLab. C’est beaucoup plus lent que ce qu’on avait pu anticiper”. Et les fonds commencent à manquer. En Europe, les investissements dans l’agri-food tech ont baissé de 80% entre 2021 et 2025 selon DigitalFoodLab. Dans ce contexte déprimé, les acteurs de la filière peinent à achever la phase d’industrialisation de leur modèle. “On parle de biotechnologie. Ça ne suffit pas de construire des usines, on a affaire à du vivant et les étapes de passage à l’échelle font face à de nouvelles complexités”, analyse Matthieu Vincent.
Dans le cas d’Ynsect, la bascule d’un site pilote produisant 400 tonnes d’ingrédients par an vers une méga-usine dont la capacité pourrait monter jusqu’à 200 000 tonnes, pose question. D’autant plus que les débouchés s’avèrent moins nombreux que prévu. L’alimentation humaine à base d’insectes pâtissant encore d’un fort manque d’acceptabilité sociale, les entreprises se sont massivement tournées vers l’alimentation des animaux d’élevage. 95% des investissements dans le secteur seraient dédiés à ce segment. Mais, là aussi une difficulté s’impose : les coûts des produits fabriqués avec des insectes sont encore trop hauts.
Promesses écologiques déçues
“C’est un marché très compétitif”, confirme à Novethic Corentin Biteau, co-fondateur de l’Observatoire national de l’élevage d’insectes (ONEI). Dans un rapport publié fin 2024, le chercheur rappelle qu’une tonne de farine d’insectes s’échange actuellement entre 3 800 et 6 000 dollars, contre 1 400 à 1 800 dollars pour une tonne de farine de poissons et environ 500 dollars pour une tonne de farine de soja. Résultat, de plus en plus d’acteurs se redirigent vers l’alimentation d’animaux de compagnie. “C’est un marché où l’on peut vendre à un prix premium ce qui permet de mieux s’en sortir, mais cela reste un marché de niche”, note Corentin Biteau.
Au niveau écologique, les promesses largement portées lors de la naissance de la filière d’une production durable semblent par ailleurs s’éloigner. Tout d’abord, le secteur se positionne sur des produits qui ne sont pas les pires en termes d’émissions carbone. “Les aliments pour animaux de compagnie classiques sont souvent fabriqués avec des coproduits de l’abattage qui ont un impact relativement faible, observe Corentin Biteau. Les croquettes classiques émettraient même deux à dix fois moins de gaz à effet de serre que les croquettes à base d’insectes selon une étude”.
L‘élevage des insectes demande en effet de l’énergie pour maintenir la température nécessaire à leur développement, tandis que leur alimentation, censée reposer sur les déchets de l’agro-industrie, se montre plus compliquée à mettre en place que prévu. Limité par des contraintes réglementaires, le processus ne permet pas en outre d’obtenir un contenu nutritionnel assez stable pour répondre aux attentes de l’élevage conventionnel. “À la place, les producteurs donnent aux insectes des coproduits agricoles, souvent à base de céréales, qui sont déjà utilisés pour nourrir les animaux d’élevage”, précise Corentin Biteau. Un autre facteur qui vient entacher les bénéfices environnementaux de ces nouvelles technologies agricoles.