Publié le 9 octobre 2025

Alors que le Sommet de l’élevage ferme ses portes le 10 octobre, Ulysse Thevenon, journaliste indépendant, a enquêté sur ce secteur dans son livre Le sens du bétail. Il a remonté la filière de l’élevage, de la ferme à l’assiette, et en tire une conclusion : les agriculteurs sont piégés par les abattoirs, les industriels, les hypermarchés… mais aussi par les coopératives, censées les protéger.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’élevage ?

Ulysse Thevenon*: En enquêtant sur l’agriculture pour des documentaires, j’ai découvert la détresse des éleveurs. On les accuse de polluer, de maltraiter les animaux, de produire une alimentation dangereuse. Mais sur le terrain, j’ai vu des gens enfermés dans un système qui les détruit. Ce sont les premières victimes d’une chaîne agro-industrielle où tout le monde – banques, coopératives, industriels, distributeurs – profite de leur fragilité.

Qui sont les acteurs les plus problématiques dans cette filière ?

Il y en a plusieurs. Les abattoirs, par exemple, conservent pour eux les bénéfices du “cinquième quartier” – cuir, sang, abats – sans en reverser un centime aux éleveurs. Les banques orientent très tôt les jeunes agriculteurs vers des modèles intensifs, à condition d’accepter des niveaux d’endettement colossaux. Si l’industriel qui les collecte se retire, ils perdent tout. J’ai vu une famille devenir SDF après avoir cru en ce système.

Et les coopératives, censées les protéger, sont parfois à l’origine des plus grandes trahisons. Certaines ont des montages financiers complexes, avec des holdings qui accumulent des centaines de millions d’euros, pendant que les éleveurs touchent le prix du lait le plus bas de France. On est loin du modèle coopératif fondé sur le partage et la solidarité.

Vous évoquez aussi les pratiques des technico-commerciaux des coopératives.

Oui, car ces conseillers agricoles ont en réalité des objectifs commerciaux. J’ai reçu plusieurs témoignages de technico-commerciaux poussés à vendre toujours plus d’intrants, y compris à des éleveurs en grande difficulté. Certains participaient même à des week-ends sponsorisés par les géants des pesticides, dans des hôtels de luxe, pour faire la course à la vente de produits comme le Roundup. C’est une mécanique de survente, qui aggrave l’endettement sans améliorer la situation des éleveurs.

Dans vos enquêtes, les normes environnementales sont-elles souvent mises en cause ?

Très peu m’ont parlé des normes environnementales. En revanche, les normes sanitaires, elles, suscitent beaucoup d’incompréhension. L’exemple qui m’a le plus marqué est celui de la salmonelle dans les élevages de poules pondeuses. Contrairement à la viande ou au lait, on ne teste ni les œufs ni les animaux. On frotte les murs et le sol avec des chiffons. Une simple trace de poussière positive suffit à bloquer toute la production.

Emilie, une jeune éleveuse, a dû tuer à mains nues ses 1 500 poules, alors même que ses contre-analyses montraient l’absence de contamination. Les abattoirs ne voulaient pas s’en occuper, ou demandaient 3 euros par poule. C’était atroce : elle venait de s’installer, ses poules n’avaient même pas encore pondu. Et elle a dû continuer, car elle était déjà endettée.

Cette norme, totalement déconnectée du terrain, favorise l’élevage en cage au détriment des élevages plein air ou bio. C’est sur ce genre de règles que j’ai entendu le plus de détresse.

Face à ce système, quelles alternatives existent pour les éleveurs ?

Il y a des résistances. Certains tentent de s’en sortir via les circuits courts, les AMAP, les magasins de producteurs. Mais ça reste marginal. En face, le modèle dominant repose sur quelques grands acteurs qui tiennent l’ensemble de la chaîne. Il y a très peu de choix, très peu de marge de manœuvre.
Pourtant, on sait que des solutions existent. Des initiatives comme “C’est qui le patron ?” montrent qu’en ajoutant quelques centimes à un produit, on peut garantir un revenu digne à l’éleveur. Le prix juste, c’est une poignée de centimes. Et malgré ça, on n’y arrive toujours pas. On préfère mettre nos agriculteurs en compétition avec la planète entière, dans une course perdue d’avance.

Les lois comme Egalim ne changent rien ?

Malheureusement non. Elles sont contournées en permanence, avec très peu de sanctions. Tant qu’on ne nommera pas les entreprises et marques qui ne respectent pas les règles, rien ne changera. Mon travail, c’est de les documenter, de les citer. Parce que ces acteurs tiennent à leur image. Et parfois, c’est le seul levier de changement qui reste.

*Ulysse Thevenon est journaliste indépendant. Il est l’auteur du livre-enquête “Le sens du bétail” aux éditions Flammarion, publié en février 2025.

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