Publié le 28 juin 2024

Alors que la politique échoue de plus en plus à inventer des nouveaux imaginaires et récits mobilisateurs, provoquant une “désaffection massive”, les marques prennent le relais. En pleine élection législative, certaines se mobilisent contre l’abstention. Mais est-ce vraiment leur rôle ?

C’était le 9 juin dernier, il y a à peine 20 jours. Emmanuel Macron annonçait la dissolution de l’Assemblée nationale après les résultats des élections européennes dont le Rassemblement national est sorti grand vainqueur. Passé le temps de la sidération, les entreprises et organisations patronales ont commencé à sortir du bois, de manière plus ou moins timorée. Les entreprises du secteur de la RSE, de l’Economie sociale et solidaire (ESS) et de l’impact en général ont appelé à faire barrage au RN quand le Medef a opté pour la posture du “ni ni”, ni RN, ni NFP (Nouveau front populaire). “L’entreprise est politique”, il faut “sortir du silence”, appelait de son côté Thomas Burbidge, auteur du podcast Young, Wild and Freelance qui a lancé un mouvement pour mobiliser les entrepreneurs à prendre position contre le RN.

Il n’est pas rare, même si peu courant, que les entreprises se positionnent ainsi. C’est ce qu’on appelle la Corporate political responsability. “C’est un mouvement qui a une bonne vingtaine d’années. C’est l’idée que les entreprises s’imposent comme des acteurs à part entière de la société”, explique à Novethic l’historien Stéphane Audrand. Mais est-ce vraiment le rôle du monde économique ? “En tant qu’entreprise, on a un rôle mobilisateur”, nous répond Chloé Pahud, fondatrice de Civocracy. Avec Caroline Span, membre du board de A Voté et Léonore de Roquefeuil, CEO de Voxe.org, elle a lancé une campagne rassemblant plus de 120 entreprises appelant les citoyens à aller voter.

Ici, pas de consigne de vote, le but étant de s’appuyer sur la capacité des marques à créer des récits pour lutter contre l’abstention. “Nous, entreprises, ne sommes pas seulement des entités économiques, mais aussi des acteurs sociaux dotés d’un pouvoir d’influence considérable à travers les millions, voire les milliards de personnes que touchent nos campagnes marketing”, écrivent-elles dans une tribune. “Ce pouvoir nous donne une responsabilité, et l’opportunité, de mobiliser nos audiences au-delà de nos seules solutions et produits”.

“Les marques sont des outils de propagande sociologique”

Les marques sont-elles en train de remplacer les politiques dans la création de récits et d’imaginaires mobilisateurs, défendant la démocratie et les institutions ? Dans son livre Le roman national des marques, le chercheur Raphaël Llorca constate l’échec des politiques à créer des récits : “La France est d’abord la représentation de ce que l’on s’en fait : pour la saisir intimement, il faut donc en explorer les imaginaires et les récits qui lui sont consacrés. C’est précisément parce que la politique ne parvient plus à en sécréter qu’elle est aujourd’hui sujette à une désaffection massive”.

Face à ce vide laissé par la politique, les marques se sont engouffrées dans la brèche. “Les marques sont plus puissantes que les politiques pour manipuler et déplacer des imaginaires car elles sont dotées de budgets de communication plus importants”, constate ainsi auprès de Novethic le philosophe à l’ESCP Business School Benoit Heilbrunn. Mais que servent-elles ? Qui servent-elles ? “On en déduit une responsabilité mais c’est plutôt une occupation d’image”, juge de son côté l’historien Stéphane Audrand.

Les conditions de travail jouent sur l’abstention

Reste que les entreprises, dans leur fonctionnement interne, ont un rôle à jouer. C’est en tout cas ce que montrent les travaux de Thomas Coutrot, chercheur à l’Institut des recherches économiques et sociales (IRES) et auteur du Bras long du travail. Dans une interview au Monde, il créé un lien “très net” entre l’abstention et le manque d’autonomie au travail. “Quand on n’a pas de marge d’initiative, quand on a un travail extrêmement répétitif et cadré, on façonne une personnalité qui se sent impuissante à peser sur son destin et ne voit pas l’intérêt à se déplacer pour aller voter”, écrit-il. De la même manière, le chercheur établit un lien entre le vote d’extrême droite et l’impossibilité de s’exprimer.

Et c’est aussi pour cela que pendant longtemps, les entreprises, à travers leurs marques ou pas, se sont abstenues de commenter la vie politique car si elles interagissent trop avec le champs politique, “les acteurs sociaux vont demander à faire entrer la démocratie dans l’entreprise”, explique Stéphane Audrand. “Or, le patronat est contre. La démocratie s’arrête à la porte de l’entreprise”. Reste à savoir si les frontières vont perdurer.

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