Des salariés poursuivis sur un parking, insultés, puis frappés. En arrière-plan, une usine au toit arrondi, caractéristique de la région de Prato, en Italie. Capturée en vidéo par le syndicat local Sudd Cobas, la scène se déroule devant l’atelier de confection et de repassage textile Alba Srl. Elle fait suite à une mobilisation entamée six jours plus tôt, le 10 septembre, par des ouvriers originaires du Bangladesh, d’Afghanistan et du Pakistan, inquiets pour leur avenir. Selon leurs dires, les propriétaires de l’entreprise seraient sur le point de fermer l’usine afin de ne pas avoir à améliorer leurs conditions de travail.
“C’est la violence que subissent depuis des années ceux qui osent lever la tête dans le district textile de Prato”, affirme auprès du quotidien Domani le député italien Marco Grimaldi. La ville, située près de Florence, en Toscane, est historiquement liée à l’industrie du tissage, notamment de la laine. Aujourd’hui, 5 000 petites et moyennes entreprises dont l’activité repose principalement sur la confection textile, ont pris racine dans ses environs, la plupart tenues par des entrepreneurs d’origine chinoise. Arrivés dans les années 80, ces derniers représentent un quart de la population de Prato, avec environ 50 000 citoyens chinois, dont 15 000 sans-papiers.
Régime de sommeil
Véritables moteurs économiques, ces ateliers cachent néanmoins une triste réalité, dont les grèves menées de plus en plus souvent par des salariés immigrés ne sont que la face émergée. En 2013, sept ouvriers chinois ont ainsi trouvé la mort dans l’incendie d’une usine textile de Prato. Si le drame a permis de mettre en lumière les dérives ayant cours derrière les portes de ces milliers d’entreprises, les conditions y restent encore aujourd’hui inhumaines. En s’implantant en Italie, les entrepreneurs chinois “ont importé les conditions de travail de la Chine”, observe Audrey Millet, docteur en histoire et autrice de “L’odyssée d’Abdoul. Enquête sur le crime organisé” (Les Peregrines Eds, 2024), interrogée par Novethic.
“C’est ce qu’on appelle le régime de sommeil : les salariés, plus ou moins déclarés, travaillent mais dorment aussi sur place, en dessous des machines à coudre”, explique la chercheuse. Vidéosurveillance, absence de protections… Les abus sont nombreux dans ces ateliers où les journées peuvent durer jusqu’à 14 heures. Parfois payés à la pièce, les ouvriers touchent entre 30 et 50 euros par jour selon leur origine. Certains travaillent au noir, d’autres bénéficient de contrats partiels ne mentionnant que quelques heures par semaine, bien loin de la réalité. S’ils réclament de meilleures conditions, les salariés voient leurs familles, restées dans leur pays d’origine, menacées.
Chaînes d’approvisionnement opaques
Les entreprises concernées n’ont d’ailleurs qu’une durée de vie très limitée. Même si elles sont contrôlées, elles évitent toute amende en changeant tout simplement de nom. “En Italie, il y a la possibilité d’obtenir un numéro d’entreprise le lundi, la fermer le mardi et en rouvrir une autre le mercredi”, indique Audrey Millet. Une facilité dont tirent parti les entrepreneurs, qui nouent par ailleurs des liens très étroits avec des organisations criminelles. “Les mafias italiennes louent l’immobilier pour implanter les usines et récupérer les déchets”, relate Audrey Millet qui pointe également l’existence d’une mafia nigériane, opérant un trafic d’êtres humains depuis l’Afrique pour faire venir des travailleurs.
Un système difficile à démanteler, mais surtout rendu possible grâce à l’opacité de la chaîne d’approvisionnement de nombreuses enseignes de mode qui sous-traitent leur production aux ateliers de Prato. L’avantage est double, en s’appuyant sur l’exploitation de la main-d’œuvre, ils réduisent leurs coûts tout en bénéficiant du vernis du “made in Italy” qui rassure les consommateurs. S’il est compliqué de retracer les marques ayant recours à ces fabricants, plusieurs enquêtes citent des noms reconnus, comme la célèbre enseigne italienne Benetton. Des grossistes, comme For Her Paris ou April Vintage, fournissant des boutiques multimarques seraient également concernés.
Des dérives dont les grandes maisons de luxe ne sont pas exemptes. En juillet dernier, Loro Piana a en effet été accusé d’avoir participé à l’exploitation d’ouvriers immigrés chinois dans sa chaîne d’approvisionnement. L’entreprise, filiale du groupe LVMH, avait fait appel à un sous-traitant italien, lui permettant de produire des vestes pour 120 euros, ensuite revendues près de 3 000 euros à ses clients. Placée sous administration judiciaire par le tribunal de Milan, elle a désormais un an pour réformer son modèle de production.