Que peut-on attendre de la journée d’action du 10 septembre “Bloquons tout” ? Peut-elle être l’occasion de relancer le débat sur la transition écologique, sociale et démocratique ?
Steve Hagimont : La démission de François Bayrou et la mobilisation du 10 septembre marquent une ouverture des possibles qui peut être source de changement. Tout va dépendre de ce qu’il va se passer aujourd’hui. C’est potentiellement un moment historique, le “potentiellement” étant bien entendu essentiel.
Jean-Michel Hupé : Ce qui est prometteur, c’est aussi le fond. Il y a un mouvement d’indignation très juste contre des inégalités de plus en plus criantes. Les gouvernements qui se succèdent font des cadeaux aux riches tout en mettant la pression sur les plus démunis. Une indignation similaire est à l’origine des Gilets jaunes. C’est très sain au niveau des peuples et des démocraties qu’il y ait cette indignation, qu’on arrive à sortir de l’anesthésie dans laquelle le système nous plonge. Tout mouvement qui permet des discussions, des délibérations, du collectif, est sain et intéressant.
Steve Hagimont : On peut également pointer que cette journée est plus offensive que le mouvement contre les retraites qui était une action de défense des droits sociaux. Ici, le mouvement est plus revendicatif, une partie de ses promoteurs réclamant une transformation sociale et écologique, pivot d’une transformation générale. La mobilisation inédite contre la loi Duplomb, avant l’été, a également ouvert la voie.
On avait cru dès 2018, avec les marches pour le climat, puis la convention citoyenne pour le climat et la pandémie, qu’un changement de paradigme allait émerger. Quelles sont les erreurs à ne pas répéter ?
Jean-Michel Hupé : Je renverserais la formulation. Plutôt que de parler d’erreurs à ne pas répéter, je parlerais d’apprendre des échecs face à des adversaires puissants et organisés. Par exemple, les marches du climat partaient davantage du pari d’un consensus large autour de la gravité de la crise climatique que de l’idée qu’il y a des ennemis puissants en face de nous. Ce n’est pas le cas avec “Bloquons tout”, qui est plus conflictuel avec une identification précise des “ennemis”.
Steve Hagimont : La traduction politique de ce moment va être extrêmement importante. S’il n’y a pas de mise en discours efficace par les forces politiques existantes, on peut craindre que ça ne débouche sur rien. L’inspiration pourra peut-être venir de projets de société porteurs et désirables, pensant solidairement les questions sociales et écologiques, et qui émergeraient des assemblées générales.
Vous dites dans votre livre à paraître*, que nous sommes dans une configuration inédite de “greenbacklash”, avec justement des adversaires très puissants. Pouvez-vous détailler ?
Steve Hagimont : On est clairement dans une lame de fond mondiale qui essaie de détruire ce que l’écologie porte de transformation sociale et économique. Elle se produit à un moment où on rentre dans le dur du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, c’est ça qui est inédit. Face à l’évidence sensible du changement climatique, on aurait pu penser que viendrait une bifurcation. En lieu et place se produit une riposte anti-écologique très forte, dans un contexte de tensions géopolitiques majeures.
Jean-Michel Hupé: Le capitalisme tel qu’il fonctionne maintenant n’est pas compatible avec le respect des limites planétaires et les promesses de progrès social et d’enrichissement pour toutes et tous. Personne n’y croit plus. Les dirigeants, les gens aux manettes ont sans doute conscience qu’à présent, le maintien d’une économie en expansion, toujours plus gourmande en ressources à l’heure des transitions numériques et énergétiques, ne pourra pas se faire sans sacrifié·es et zones de sacrifice massives. Leur “solution”, d’après ce qu’on observe et qui est assez nouveau, c’est l’abandon de l’ambition démocratique, devenue un obstacle à la recherche débridée de profit. Partout dans le monde, des régimes de plus en plus autoritaires s’installent, on parle même de fascisation (ultranationalisation, racisme, etc.). Ces régimes défendent les intérêts financiers et répriment de plus en plus violemment les mouvements écologiques comme les mouvements sociaux (on l’observe aujourd’hui même 10 septembre). Les reculs écologiques que nous analysons sont profondément liés à des reculs démocratiques.
Steve Hagimont : Nous payons en quelque sorte la renonciation passée à agir dans les temps. Face au gigantisme des intérêts à bousculer, au caractère radical des changements sociaux et politiques nécessaires pour garantir l’habitabilité de la Terre pour toutes et tous, il paraît dès lors plus simple de ne rien changer, quitte à utiliser la force et produire des drames humains. La renonciation à agir à la mesure des enjeux, par inconséquence ou intérêt particulier, est désormais une acceptation des catastrophes présentes et à venir. Cela conduit, au nom de la compétitivité, à défaire les déjà trop maigres avancées écologiques et à réprimer les contestations, afin de libérer l’initiative privée et la mobilisation de ressources naturelles. Face à cela, il faut voir si des collectifs arriveront à se récréer aujourd’hui et à se coaliser bientôt, par-delà les rancœurs instrumentalisées par une partie des politiques, pour être suffisamment puissants.
* “Greenbacklash, Qui veut la peau de l’écologie ?”, sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, Editions du Seuil, à paraître le 10/10/2025.