C’était la réglementation phare du Green Deal européen. La loi sur le devoir de vigilance européen, votée en avril dernier en s’inspirant de la loi française de 2017, visait à mieux encadrer les pratiques des multinationales en matière écologique et sociale. En créant une obligation pour les entreprises de veiller au respect des droits humains et environnementaux sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, la directive dite “CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive) visait à réguler les abus et le dumping social et environnemental lié à la mondialisation.
Mais alors qu’elle n’est même pas encore entrée en vigueur, cette directive pourrait être massivement affaiblie par l’Union européenne sous prétexte de simplification réglementaire. D’après les documents préparatoires consultés par Novethic, la Commission européenne envisage en effet, dans le cadre de son projet destiné à améliorer la compétitivité des entreprises européennes, de réduire considérablement les obligations de vigilance et de supprimer de nombreuses règles destinées à veiller au respect des normes sociales et environnementales.
“C’est un démantèlement” du devoir de vigilance
La loi prévoyait initialement que les entreprises multinationales opérant en Europe et employant plus de 1 000 salariés mettent en place un plan de vigilance destiné à identifier les risques de violation des droits humains et environnementaux sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur. Mais cette obligation devrait être largement réduite, pour ne concerner désormais plus que les fournisseurs directs des entreprises, ceux qui présentent le moins de risques. Les grandes entreprises n’auraient ainsi pas à contrôler leurs fournisseurs indirects, notamment lorsque ces derniers produisent à l’étranger dans des conditions sociales et environnementales dégradées.
La Commission européenne envisage également de supprimer la responsabilité civile qui avait été instaurée par la directive votée en 2024, et qui rendait les dirigeants d’entreprise responsables devant la justice en cas de manquement aux obligations de vigilance. Elle devrait aussi considérablement affaiblir la définition des “parties prenantes” pouvant saisir la justice en cas de violation des obligations de vigilance. De nombreuses autres dispositions de la directive devraient également être supprimées, dont celle de publier un plan de transition aligné avec les objectifs climatiques de l’Accord de Paris. Des reculs qui suscitent déjà une levée de boucliers parmi les acteurs de la transition écologique et de la protection des droits des travailleurs.
Pour Richard Gardiner, responsable des politiques européennes à la World Benchmarking Alliance, “il s’agit d’un véritable massacre de ce que la CS3D était censée être, et le pire est qu’elle est menée sans mandat démocratique et sans évaluation pour justifier les décisions envisagées.” Plusieurs associations de protection environnementale et de défense des droits des travailleurs ont ainsi fait part ces derniers jours de leur vive inquiétude. “Ce n’est pas une simplification, c’est un démantèlement”, estime ainsi Jérémie Suissa, président de Notre Affaire à Tous. “Ce qui est la cible, c’est la réglementation en elle-même : le secteur privé ne veut pas être régulé et fait pression depuis des mois contre ce texte, et l’Europe abdique”, lance-t-il. “Si l’étendue de la dérégulation se confirme, c’est un recul majeur et inédit de l’histoire européenne en matière de sur les législations environnementales et sociales applicables aux entreprises” résume Marie Toussaint, eurodéputée écologiste.
“Tragédie pour les droits humains et l’environnement”
“On est en train d’abandonner l’idée de réguler les pires excès de la mondialisation, alors que l’on voit que les multinationales multiplient en ce moment les projets qui violent les droits humains”, s’indignait il y a quelques jours Marie Cohuet, co-présidente des Amis de la Terre France, citant notamment les projets controversés Eacop Tilenga de Total Energies en Ouganda et en Tanzanie. Pour Clara Alibert, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire, “ce projet de texte est une véritable tragédie pour les droits humains et l’environnement”. L’association appelle notamment “les commissaires européens, à commencer par Stéphane Séjourné, à refuser ce nivellement par le bas de la législation européenne.”
Plusieurs multinationales, dont Ferrero, Unilever, Nestlé ou encore L’Occitane, ont d’ailleurs depuis quelques semaines invité l’Union européenne à maintenir ses ambitions sur le devoir de vigilance, déclarant : “La mesure la plus concrète que la Commission européenne puisse prendre pour soutenir la compétitivité future est de se concentrer sur l’élaboration de lignes directrices claires et pratiques nécessaires pour aider les entreprises à mettre en œuvre le devoir de vigilance.”
Depuis dix ans maintenant, les lois européennes sur le devoir de vigilance se sont développées de plus en plus vite, avec pour objectif notamment d’éviter que ne se reproduisent des drames comme celui du Rana Plaza en 2013. Près de 1 100 personnes étaient alors décédées et plusieurs milliers avaient été blessées dans l’effondrement d’un immeuble d’un fournisseur de plusieurs multinationales du textile, dont les entreprises européennes Benetton, C&A, Camaïeu, H&M, Lee Cooper, Carrefour ou encore Zara.
En France, la loi sur le devoir de vigilance en vigueur depuis 2017 a d’ores et déjà permis la condamnation de La Poste pour non-respect des droits humains et exploitation de travailleurs sans-papiers en 2023. Après le vote d’une loi similaire en Allemagne il y a deux ans, la directive européenne sur le devoir de vigilance visait à harmoniser le cadre règlementaire européen, ainsi qu’à éviter la concurrence déloyale des entreprises étrangères pratiquant le dumping social et environnemental.