Publié le 12 juillet 2019
SOCIAL
[Décryptage] Le procès France Telecom consacre la notion de "harcèlement managérial"
Une quarantaine de victimes dont 19 suicides entre 2008 et 2011…C’est le bilan, très lourd, de la crise dramatique qu’a traversé France Télécom il y a une dizaine d’années. Ses causes ont été analysées pendant neuf semaines de procès dont le verdict sera prononcé le 20 décembre prochain. L’important est ailleurs. Les débats ont mis en exergue les ravages que peuvent causer la gestion d’une entreprise où les dirigeants résument les salariés à des chiffres dans des tableaux Excel. Si les anciens dirigeants sont poursuivis pour harcèlement moral, le réquisitoire a parlé de harcèlement managérial, pratique encore répandue.

@ALAIN JOCARD / AFP
Harcèlement managérial, moral, injonctions paradoxales, souffrance au travail...Ces thèmes, remis sur le devant de la scène par le procès de France Télécom dont les audiences se sont achevées le 11 juillet, occupaient beaucoup plus qu’aujourd’hui le débat public il y a dix ans. Les crises ouvertes par les suicides à France Telecom succédaient à d’autres drames qu’avaient connu Renault. La question posée était de savoir à quelles conditions un suicide pouvait être reconnu comme un accident du travail.
Le prix du "redressement d'entreprise"
Ces drames sociaux avaient rendu visible l’impossibilité que rencontrent certains salariés, parfois très qualifiés, à faire face aux injonctions paradoxales que génèrent des modèles managériaux alliant objectifs irréalistes et systèmes de notation individuelle. On attend d’eux une performance extrême et constante qu’ils doivent mettre au service de l’entreprise pour développer sa performance financière. Ce modèle managérial a été popularisé dans les années 80 par IBM qui en a fait une marque de fabrique. L’idée que les "maillons faibles" devaient d’abord être identifiés puis éliminés pour que ce modèle fonctionne est progressivement devenue normale dans certaines entreprises.
Les drames de France Télécom sont bien symboliques de ce que produit ce type de systèmes où la pyramide des âges et les tableaux Excel tiennent lieu de lignes directrices managériales. Le cas de Rémy Louvradoux qui s’est immolé par le feu, en 2011, devant l’agence France Telecom de Mérignac est particulièrement exemplaire. Il avait tenté d’avertir sa hiérarchie mais sa lettre n'est jamais arrivée à destination, parce qu'il flottait dans l’organigramme et n’était plus vraiment rattaché à aucune direction. Cette version tragique du célèbre "Je ne suis pas un numéro"- phrase emblématique de la série culte "Le Prisonnier"- montre le prix que payent certains pour "redresser une entreprise". Une mission dont Didier Lombard, l’ex PDG, se sentait investi et à laquelle il s’accroche toujours.
Pénurie de jeunes talents à venir
Dix ans plus tard, Orange a remplacé France Télécom, l’hyperconnexion le téléphone filaire et le débat autour des entreprises se focalise désormais sur leur "raison d’être". Il serait dangereux de croire que ce procès a été celui de méthodes révolues. Mettre les dimensions sociales au cœur de son modèle managérial reste encore trop rare. Nombreuses sont encore les entreprises qui achètent par exemple à prix d’or des logiciels et des bases de données et qui n'investissent pas un euro dans la formation des salariés qui doivent les utiliser.
Il est difficile de quantifier ce facteur S (le social de l’acronyme ESG pour environnement, social et gouvernance) est risqué pour les entreprises. Mais il se traduira sans doute assez vite, comme pour la crise environnementale, par la pénurie de "jeunes talents" qui ne voudront plus travailler pour des entreprises irresponsables qui manquent à grande échelle, de respect pour leurs salariés.
Anne-Catherine Husson-Traore, @AC_HT, Directrice générale de Novethic