"Le monde est divisé en deux : ceux qui veulent être quelqu’un et ceux qui veulent réaliser quelque chose." C’est la phrase qu’avait choisie Jacques Delors pour ouvrir ses mémoires publiées en 2004, il y a 20 ans alors qu’il en avait 78. Elle donne une idée de l’homme politique qu’il a été, engagé au service de l’intérêt général et d’idées qui le dépassaient, lui dont la personnalité complexe le poussait à reconnaître qu’il lui manquait une qualité pour faire de la politique telle qu’elle est aujourd’hui : "croire en lui".
Timide et autodidacte, son père estimait qu’il n’avait pas besoin de faire d’études puisqu’il avait la possibilité de le faire entrer à la Banque de France où il travaillait. Au cours de la première partie de sa vie Jacques Delors a beaucoup milité au sein du mouvement syndical chrétien. Cela lui a permis d’accéder aux cabinets ministériels en particulier celui de Jacques Chaban Delmas, le Premier Ministre de Georges Pompidou, qui avait lancé sa "Nouvelle Société" pour débloquer la France. Jacques Delors y a contribué en misant sur la "politique contractuelle" qu’il voulait baser sur le dialogue et la transparence.
Proche de Mendes France et Michel Rocard, il était de gauche mais avait une relation complexe avec François Mitterrand. Jacques Delors détestait le jeu politique dont l’ancien Président était un maître. Il a failli être son Premier Ministre mais devra se contenter de porter le tournant de la rigueur en 1983, deux ans après l’arrivée au pouvoir de l’union de la gauche. Face à l’inflation et à la crise, il poussera des réformes dont il veut faire la pédagogie auprès des Français en les expliquant encore et encore aux journalistes, un des métiers qu’il aurait aimé exercer. Sa popularité naît à ce moment-là et commencera à décliner dix ans plus tard quand il annonce dans l’émission politique d’Anne Sinclair qu’il ne sera finalement pas candidat à la Présidentielle. Un rendez-vous manqué qui conduira ses successeurs dans le monde politique français à minimiser son rôle sans lui reconnaître ce que l’Europe lui doit.
"L’Europe n’a d’autre choix qu’entre la survie et le déclin"
C’est en Allemagne qu’il a le plus de reconnaissance pour cela. Son engagement dans la politique de rigueur économique lui a valu un soutien allemand qui lui a permis de devenir président de la Commission Européenne en 1985. Il a 59 ans quand il prend ce poste prestigieux où il va pouvoir porter ses idées pour que le continent puisse peser face à la mondialisation qu’il voit monter. Prémonitoire, il déclare lors de sa prise de fonction : "L’Europe n’a d’autre choix qu’entre la survie et le déclin". C’est pour cela qu’il porte l’Acte fondateur du marché unique en 1986 et le Traité de Maastricht en 1991, base de l’Union monétaire qui a conduit au lancement de l’euro dix ans plus tard.
Lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, Jacques Delors soutient activement le projet de réunification de l’Allemagne ce qui lui permettra d’obtenir le renoncement du gouvernement allemand à sa chère monnaie : le mark. Mais pour Jacques Delors la monnaie unique n’est pas une fin en soi. Elle doit aider à construire une politique coordonnée de l’économie européenne. Dans son livre blanc sur la compétitivité et l’emploi, publié en 1993, il alerte sur les risques que représentent le chômage de masse et l’insuffisance de compétitivité mais les États membres au sein desquels la ratification du Traite de Maastricht a laissé des traces, refusent de construire ensemble le projet commun qu’il leur propose.
Montée de l’extrême droite aux élections européennes de juin
Jacques Delors était un grand défenseur du pouvoir de la Commission européenne en tant que pouvoir exécutif de l’Union. Il estimait que c’était le seul moyen de dépasser les
"égoïsmes nationaux" qui, depuis son départ il y a près de 30 ans, n’ont cessé de s’exacerber. Les États membres cultivent régulièrement le désaveu à travers le Conseil de l’UE où ils siègent, des politiques adoptées par la Commission et le Parlement Européen. Ce fut le cas par exemple pour
la taxonomie des activités vertes.
Jacques Delors ne connaîtra pas le résultat des élections européennes de juin prochain pour lesquelles de nombreux sondages annoncent une montée inexorable des courants d’extrême droite, ardents défenseurs de ces égoïsmes nationaux qu’il fustigeait.
Les dernières élections aux Pays-Bas ont confirmé les inquiétudes des démocrates et des défenseurs du Green Deal. Il pourrait manquer du soutien indispensable pour construire cette Europe forte capable de faire face aux défis du siècle actuel : le changement climatique et la transition juste vers un modèle économique résilient.
Anne-Catherine Husson-Traore, directrice générale des publications de Novethic