C’est une première. Le 3 septembre dernier, dans le canton de Zoug, en Suisse, s’est tenue une audience préliminaire historique : quatre habitants de l’île de Pari, en Indonésie, ont porté plainte contre Holcim, leader mondial du ciment, qu’ils accusent d’avoir contribué au réchauffement climatique menaçant l’existence même de leur île. Une action en justice inédite par sa cible : c’est la première fois qu’un cimentier est poursuivi pour des dommages liés au changement climatique, d’après l’ONG Entraide Protestante Suisse (EPER), qui soutient les plaignants.
Jusqu’ici, les litiges climatiques stratégiques ciblaient principalement les majors pétrolières. Désormais, le périmètre s’élargit aux autres secteurs industriels à forte intensité carbone. Le ciment représente à lui seul 8% des émissions mondiales de CO2, soit davantage que le secteur aérien selon l’Agence internationale de l’énergie. Holcim, issu de la fusion du groupe suisse et du français Lafarge, aurait émis plus de 7 milliards de tonnes de CO2 depuis 1950.
Holcim et l’Accord de Paris
Les quatre plaignants – trois hommes et une femme – réclament chacun 3 600 francs suisses d’indemnisation pour les préjudices déjà subis : habitations endommagées, puits d’eau potable contaminés, fermes marines détruites. Mais au-delà de la compensation, leur demande porte aussi sur la réduction des émissions futures. Ils exigent qu’Holcim abaisse ses émissions de 43 % d’ici 2030, contre 17,5 % actuellement, afin de respecter les objectifs de l’Accord de Paris.
Pour Yvan Maillard-Ardenti, expert en justice climatique à l’EPER interviewé par Novethic, ce procès repose sur des bases scientifiques et juridiques solides : “La science de l’attribution climatique permet aujourd’hui de quantifier la part de responsabilité d’une entreprise dans le réchauffement, et d’en lier les conséquences à un lieu précis comme l’île de Pari. C’est donc très concret.”
Face à ces accusations, Holcim se défend. L’entreprise rappelle qu’elle ne possède plus d’activités en Indonésie depuis 2019, et affirme à l’AFP que “la question des quotas d’émissions relève du législateur, pas des tribunaux civils”. Elle insiste auprès de Novethic sur son engagement en faveur de la neutralité carbone à l’horizon 2050, soulignant que ses objectifs climatiques sont validés par l’initiative scientifique SBTi (Science Based Targets initiative).
Une potentielle brèche juridique
Cette affaire s’inscrit dans une tendance globale : selon un rapport du Grantham Research Institute, près de 3 000 affaires climatiques ont été engagées dans le monde depuis 2015, dont 226 en 2024. Si les États-Unis concentrent encore la majorité des contentieux, une dynamique notable émerge dans les pays du Sud, où les communautés touchées cherchent réparation face aux géants industriels. De plus en plus, les entreprises sont directement visées. En 2024, près de 20% des nouvelles affaires déposées concernent des sociétés privées, contre moins de 10% encore quelques années plus tôt.
Holcim rejoint ainsi la liste des entreprises assignées pour leur impact climatique, aux côtés de Shell ou encore de RWE, visée par un agriculteur péruvien. Même si ce dernier a récemment perdu son procès en appel en Allemagne, le tribunal a tout de même reconnu le principe d’une responsabilité mondiale des entreprises dans les dommages liés aux émissions de gaz à effet de serre. Une brèche juridique dont pourrait bénéficier l’affaire indonésienne.
Le tribunal de Zoug ne s’est pour l’instant prononcé que sur la recevabilité de la plainte, mais l’affaire, si elle est jugée sur le fond, pourrait faire date. Pour l’avocate des plaignants, l’objectif est d’établir que les grandes entreprises émettrices de CO2 peuvent être juridiquement responsables des dégâts climatiques, même à des milliers de kilomètres de leurs sites industriels.