Il aura fallu dix années de conciliabules en France pour aboutir aux excellentes lois Léotard et Aillagon qui ont installé le concept de mécénat d’entreprise, à l’aide d’une carotte fiscale généreuse, dans un pays qui de longue date a voulu se persuader que l’entreprise était vouée aux activités de marché et l’Etat au champ de l’intérêt général.
Mais étrangement, le mécénat d’entreprise à la française n’a pas pris la voie originelle ouverte dans les années trente dans le monde capitaliste anglo-saxon qui a installé la légitimité d’une philanthropie comme “un don en retour” de la part d’entrepreneurs désirant redistribuer une part de la richesse acquise, en visant essentiellement des grandes causes publiques. Nous avons opté en France pour une voie différente qui a installé “le mécénat” dans la gestion de l’entreprise, au titre de ses actions de communication, avec un mode de signature des marques ou des firmes très opportuniste. L’image est devenue la motivation essentielle des groupes contributeurs, sinon leur insertion locale, ce qu’a facilité l’usage commode du statut de fondation d’entreprise et de fonds de dotation, donnant l’illusion que le donateur dissociait son don de l’intérêt de l’entreprise alors que la réalité des mécanismes de sélection, de gestion et d’évaluation des opérations dit tout l’inverse.
Un “faux mécénat” à réinventer
Il s’agit d’un vrai parrainage mais d’un faux mécénat car le concept, bien rappelé dans le régime fiscal qui le définit, est un don sans contrepartie au profit d’une destination d’intérêt général qui ne doit pas avoir de lien direct avec l’objet social de l’entreprise. Tout le monde a joué d’hypocrisie autour de cette définition en s’installant dans un outil transactionnel pour le business, tandis que la puissance publique accepte un retour fiscal qui fait vivre nombre d’associations et d’acteurs remarquables sans lesquels il manquerait beaucoup à notre vie culturelle, sociale et locale. CQFD !
Cette situation pose-t-elle problème et faut-il en modifier les règles ? On peut considérer qu’il faut alléger la charge de l’Etat et que les choix privés ne sont pas toujours d’intérêt public ; on dira que si une entreprise veut promouvoir sa réputation, elle doit l’assumer pleinement, quels qu’en soient les moyens. Et ce d’autant que la motivation de la RSE aidant, donner de l’argent, ou du temps, pour “mettre de l’huile dans les rouages” de son écosystème, rentre dans le devoir de l’entreprise de gérer ses impacts ; la collectivité paie deux fois mais on comble les interstices ! La bonne et grande raison qui devrait conduire vers un nouveau consensus pour distinguer vrai mécénat et parrainage – lequel n’a pas besoin d’être vertueux pour être légitime – se fonde sur le bilan quantitatif faible des engagements en question et la fabrication d’un “confort des bonnes œuvres” relégué au sous-sol des sièges des entreprises.
Le fond du sujet est le besoin immense d’un “vrai mécénat” fondé sur le concept de partage de la valeur, tel que le “philanthro-capitalisme américain” l’a inventé et que le mutualisme européen l’a institutionnalisé. Il devrait permettre d’apporter une contribution significative à la solution des grands enjeux collectifs, au-delà des résultats disponibles et des rachats d’action devenus un signal de décrochage entre la prospérité des firmes et l’immensité des besoins sociétaux insatisfaits. De fait, le faux mécénat s’est dispersé dans une multitude de petites contributions qui au final occupent une ligne modeste dans le budget des firmes, à tel point que les gouvernances ne s’en occupent plus et qu’on se débarrasse des pressions dans un guichet marginal. A laisser filer le sujet, on fige le mécénat dans une technique d’image de convenance et on dénie sa raison d’être qui est de permettre aux grandes fortunes de se préoccuper des biens communs, dans une logique sincère et déterminante.
Renouveler la relation entre entreprise et société
Le débat a du mal à s’ouvrir car les acteurs économiques s’enferment dans la facilité et les acteurs publics craignent qu’on les accuse d’inventer “un impôt volontaire”. L’Admical que nous avions fondé pour porter une grande ambition a échoué récemment à bousculer les uns et les autres. Seule piste ouverte mais qui ne convainc pas encore le SBF 120, tout à ses succès ambivalents, celle du Crédit Mutuel Alliance Fédérale qui a convaincu sa gouvernance d’allouer “un dividende sociétal” reposant sur 15% de son résultat, destiné à “réparer la société” et à traiter des enjeux collectifs comme le climat, la biodiversité, la pauvreté etc. Cette percée conceptuelle est soigneusement minorée par les thuriféraires d’une économie libérale, dédiée à la seule performance économique qui ne veulent pas qu’on renouvelle la relation entre l’entreprise et la société et que l’impact sociétal émerge, fut-ce de façon volontaire.
Or le monde actuel est confronté à un basculement qui nous conduit à repenser la croissance pour s’ajuster aux limites planétaires et à dégager un impact positif qui répond aux objectifs du développement durable, en acceptant d’échanger la résilience nécessaire des modèles contre une baisse du rendement. Désormais, un défi systémique nous conduit à devoir concilier la gestion des ressources disponibles avec la justice dans la répartition de la valeur et la capacité technologique à inventer les solutions aux besoins et aux défis collectifs, tout en préservant les biens communs pour les générations à venir. La régulation du marché fera sa part, si la géopolitique nouvelle le permet, mais on est encore loin d’une volonté d’aller vers une “économie durable”. La fiscalité ne pouvant tout résoudre, surtout dans un champ d’investissement qui reste concurrentiel, le don post-profit, à un niveau significatif et consacré à des grandes causes, s’avère un levier exceptionnel, voire providentiel.
Remettre les entreprises au cœur de la solution
Trois facteurs conditionnent cette orientation structurelle qui devrait voir le jour dans le cadre européen, plus attaché que d’autres à la contribution de l’économie au développement humain. En priorité, les administrateurs d’entreprise doivent s’interroger sur la part de la valeur disponible dégagée qui peut revenir au soutien collectif, une fois les facteurs de production rémunérés et l’investissement d’avenir assuré. Ensuite, ils devraient pouvoir disposer de grandes fondations thématiques puissantes, dédiées à des causes universelles qui leur garantissent une gestion juste et efficace, susceptible de changer les choses par leur effet d’échelle. Enfin, il faut faire grandir le dialogue entre les acteurs de la société et du business sur les enjeux collectifs et induire une culture des biens communs qui peut découler d’une bonne volonté de partager des diagnostics et des solutions, pour remplacer l’opposition stérile qui s’est installée désormais entre ONG et entreprises.
Au moment où on tente de faire émerger un modèle nouveau de management, en Europe particulièrement, reposant sur la double performance économique et sociétale, le passage d’un faux mécénat à un vrai mécénat est une réforme nécessaire et un acte majeur de refondation des rapports entreprises et société, dans les esprits et les pratiques. Ce passage est complémentaire de la transition de la RSE traditionnelle, volontaire et limitée, vers une durabilité planifiée et exigeante qui va tirer les nouveaux modèles des firmes, si celles-ci intègrent progressivement les recommandations de la CSRD et des investisseurs engagés. Nous en appelons à une coalition d’acteurs, publics et privés, conscients des limites du système actuel et des potentialités d’un vrai mécénat dédié aux biens communs, pour porter cette transformation dont le moindre bénéfice sera de rapprocher le monde de la production et celui de la vie humaine sur une terre en sursis. En remettant les entreprises au cœur de la solution.