Publié le 24 mars 2025

Derrière l’omnibus et le mouvement de simplification du Green Deal, c’est l’action coordonnée des lobbys européens contre la régulation qui opère. Depuis près de cinq ans, les grands syndicats patronaux œuvrent en effet pour déconstruire les ambitions de transition écologique et sociale de l’Europe.

Omnibus. Derrière ce mot, apparu dans le débat politique européen ces dernières semaines, c’est un revirement idéologique inédit dans l’histoire de l’Union Européenne (UE) qui est en train de s’opérer. Dès les années 1990, l’UE s’était positionnée comme pionnière en matière de politique environnementale et a renforcé ce positionnement en 2019 avec son “Pacte Vert” (ou Green Deal) qui vise à engager l’Europe dans la transformation durable.

Mais depuis quelques mois maintenant, tout est en train de basculer. Les mots durabilité, soutenabilité, résilience ont été substitués par compétitivité, performance et simplification. Une simplification que certains, notamment parmi les experts de la transition écologique, voient déjà comme une dérégulation massive des principales normes de durabilité européennes, dont la directive sur le reporting de durabilité (CSRD), la directive sur le devoir de vigilance des multinationales (CS3D) ou encore les normes relatives à la transition écologique de l’automobile.

Ce basculement ne doit toutefois rien au hasard, ni même aux évolutions du contexte international marqué par le retour au pouvoir de Donald Trump ou à la guerre en Ukraine. Il est en fait le résultat d’une intense politique de lobbying menée depuis plusieurs années par les grands acteurs économiques européens, dans le but affiché d’éviter que des réglementations contraignantes en matière sociale ou environnementale ne viennent encadrer leurs pratiques économiques.

Lobbying intense

Les assauts ont d’ailleurs commencé dès le début des réflexions européennes sur le Green Deal, en 2020. Au moment de la crise de la pandémie de Covid-19, les instances représentatives du patronat européen, dont le Medef, l’Afep (Association française des entreprises privées), mais aussi Business Europe ont multiplié les prises de position contre les normes environnementales. Dans les courriers envoyés au vice-président de la Commission européenne chargé du Green Deal, Frans Timmermans, et à la Ministre de la Transition écologique, on lit déjà les charges contre les normes environnementales, accusées d’“être un frein pour sortir de la crise économique”. A l’époque, plusieurs députés dont Matthieu Orphelin, s’alarment de ces attaques “coordonnées” et “choquantes” contre la transition écologique, alors que le patronat européen affiche toujours un soutien de façade pour une “réindustrialisation verte”.

Les années suivantes, le travail de sape continue. En novembre 2021, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux lance avec ses homologues allemands et italiens une “alerte” contre le Green Deal et ses normes, présentées comme une “usine à gaz”. Cette année-là, le patron des patrons français prévient, lors de la Ref “Transition écologique” : “on ne fera pas la transition contre les entreprises“. Un avertissement, alors que les organisations patronales plaident dès cette époque pour des normes basées sur le volontariat. En juillet de la même année, Business Europe publie ainsi sa première note de position sur la directive sur le reporting de durabilité, demandant des normes facultatives, un périmètre d’application réduit, et critiquant d’avance le coût d’une nouvelle directive dont rien n’était pourtant alors acté.

Mais c’est à partir de 2022 puis 2023 et 2024 que le mouvement de résistance s’est le plus structuré. A mesure que les propositions de loi avancent au Parlement, le lobbying se fait de plus en plus intense. Durant cette période, l’examen du devoir de vigilance européen visant à encadrer les multinationales est décalé plusieurs fois, sous la pression du monde économique. Le vocabulaire se fait aussi de plus en plus offensif : “obligation inique” dit ainsi en 2023 Patrick Martin, nouveau patron du Medef à la REF à propos du projet de directive. Malgré l’adoption de la CSRD fin 2022, les critiques commencent à poindre : “lourdeur administrative”, “fardeau réglementaire”, “vive inquiétude”, “délire normatif” peut-on lire dans les notes de position des groupes patronaux européens.

Les industriels allemands à la manœuvre

En Allemagne notamment, le mouvement de rejet se fait plus fort encore. Les industriels y sont vent debout contre la CSRD, et font pression sur leur gouvernement pour qu’il ne transpose pas la directive. Il faut dire qu’au pays du scandale Volkswagen, où les industries lourdes sont nombreuses, l’idée d’une transparence obligatoire sur les impacts environnementaux passe mal, tout comme les normes sur les émissions industrielles et automobiles. A plusieurs reprises, l’ACEA (Association des constructeurs européens d’automobiles), le lobby des constructeurs automobiles européens poussé par les acteurs allemands notamment, demande à l’Europe de revoir sa copie sur l’interdiction de la vente des véhicules thermiques en 2035. Puis sur les objectifs d’émissions de CO2 et les amendes prévues en cas de non-respect des normes par les constructeurs.

Les industriels européens sont aussi vent debout contre la loi interdisant la déforestation illégale, dont ils finiront par obtenir la mise en pause. A partir de 2024, à force de travail d’influence, les demandes de moratoire, suspension, ou modification de l’ensemble des réformes du Green Deal commencent à émerger dans l’espace politique. D’abord c’est le rapport Draghi, qui appelle à la simplification réglementaire, repris par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dans son programme de travail après les élections européennes. Puis tour à tour, Michel Barnier, Premier ministre français, puis Olaf Scholz, chancelier allemand, appellent à suspendre les directives, sous la pression des milieux économiques. 

Bataille contre la régulation

Lorsque le 26 février dernier, les propositions de la Commission sur la simplification tombent, le constat est clair : selon une analyse menée par Reclaim Finance, 70 à 80% des propositions faites par la Commission sont des copiés-collés de celles que les grandes lobbys industriels poussent depuis des mois. Report, réduction des périmètres, suppression ou allègement des contraintes règlementaires et sanctions… En quelques mois à peine, ceux qui hier encore défendaient le Green Deal comme une opportunité pour la résilience de l’économie européenne font feu de tout bois pour l’affaiblir. En off, plusieurs experts de la transformation durable pointent auprès de Novethic “l’hypocrisie” du Medef et des syndicats patronaux européens, qui ont “sapé” en coulisses la transition écologique européenne qu’ils prétendaient défendre en public.

Le 1er avril prochain, le Parlement devra se prononcer en procédure accélérée sur le projet “stop the clock” visant à reporter d’un à deux ans l’entrée en vigueur des obligations de durabilité. Mais en attendant, le travail d’influence des lobbys européens continue de s’opérer. Le Medef et l’Afep n’ont pas tardé à réclamer une dérégulation encore plus forte des normes sociales et environnementales européennes : “l’omnibus ne répond pas aux impératifs de compétitivité” affirment les organisations, dans un communiqué. En Allemagne, toujours à la pointe de l’offensive, le syndicat patronal BDI plaide pour faire de “la réduction globale des contraintes réglementaires une priorité absolue.” Tandis que les industriels de toute l’Europe continuent de s’activer contre l’encadrement de leurs pratiques, que ce soit en matière de déchets, de pollutions, de droits sociaux ou de reporting.

En off, un responsable du développement durable d’une grande fintech française s’agace de ce nivellement par le bas en matière de durabilité : “certaines entreprises, notamment en Allemagne, ne se sont jamais mises à niveau du point de vue de la durabilité, et on paie maintenant le prix de leur retard”, explique-t-il. Et pendant ce temps de nombreux économistes s’alarment d’une “dérégulation qui n’aidera pas l’Europe à bâtir son autonomie stratégique”.

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