Pour les cabinets de conseil et d’audit européens, ces dernières années devaient marquer le début d’un nouvel eldorado. Avec l’entrée en vigueur de la directive sur le reporting de durabilité des entreprises, la CSRD, on a en effet assisté ces derniers mois à une explosion des opportunités business pour le monde du consulting. Des dizaines de milliers d’entreprises en Europe, soumises à de nouvelles obligations de transparence sur leurs données ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) ont eu besoin de faire appel à des compétences nouvelles pour la collecte de données, leur mise en forme, leur reporting. Des géants du secteur aux petits cabinets émergents, tout le monde du conseil, sentant le bon filon, s’est engouffré dans la brèche pour proposer des offres d’accompagnement. Externalisation du reporting, formations, fresques en tout genre, logiciels et solutions numériques pour faciliter le reporting…
A Produrable, salon de référence du secteur il y a quelques mois, on comptait pas moins de 50 fournisseurs de solution différents sur la CSRD. “C’était dingue, on se demande comment tous ces acteurs vont vivre… On sait que la moitié ne seront plus là l’année prochaine”, confiait ainsi une consultante à Novethic. “En quelques mois, on est passés de la jungle des labels RSE à la jungle des solutions de reporting RSE”, lance de son côté Mike O’Rinel, consultant spécialisé.
CSRD : ces entreprises qui avancent et jouent le jeu, malgré l’incertitude
“Opportunisme”, “confusion”, “bullshit”
Beaucoup parmi les représentants historiques du secteur de la RSE (Responsabilité sociale des entreprises) ont vu débarquer ces dizaines de nouveaux acteurs, prêts à surfer sur les nouvelles obligations réglementaires européennes. “Tout le monde utilise les mêmes éléments de langage, tout le monde dit qu’il peut tout faire, propose sa solution pour simplifier le reporting, mais souvent sans percevoir l’intérêt stratégique de l’exercice de reporting”, se lamente un consultant, qui travaille dans le secteur depuis des années. Pour Mike O’Rinel, l’engouement du monde du conseil sur le reporting est ainsi passé à côté de l’enjeu : la transformation durable. “Que ce soit dans les gros cabinets ou dans les petites structures, beaucoup de ces nouveaux acteurs n’avaient jamais fait un bilan carbone, jamais mis en place une stratégie RSE“, explique-t-il.
Il fustige notamment l’absence de “culture de la durabilité” chez un certain nombre d’acteurs du secteur, et le “bullshit” des offres proposées. “Beaucoup d’acteurs ont fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire : présenter la CSRD comme un exercice de conformité, et vendre à leurs clients du rêve avec des solutions tout en un qui permettent d’externaliser l’exercice“. Mais selon lui, les outils proposés et les méthodes employées ne sont tout simplement pas abouties. “Il y a eu beaucoup d’opportunisme des acteurs du conseil sur la CSRD, mais on ne s’improvise pas expert en durabilité, il faut un minimum d’alignement sur les valeurs”, répète-t-il.
Du côté des entreprises clientes, difficile de s’y retrouver dans les offres des différents acteurs. “On ne sait plus où donner de la tête”, confiait ainsi à Novethic un responsable RSE d’une grande entreprise cotée, lors des vœux du Collège des directeurs du développement durable (C3D) en janvier. Entre les grands cabinets, qui proposent des devis exorbitants pour le reporting, et les dizaines de logiciels de reporting sur le marché, les responsables RSE qui souhaitent externaliser la CSRD ne savent plus à qui faire appel. “Le coût de tout ce bruit et de toute cette confusion est l’inaction : parce qu’elles sont perdues au milieu de toutes les propositions, de tous les benchmarks d’outils, beaucoup d’entreprises retardent le moment de se lancer”, expliquait ainsi sur Linkedin il y a quelques semaines Pierre Poirmeur, co-fondateur de Beavr, société spécialisée dans la formation à la durabilité.
CSRD : “Un prétexte pour se faire de l’argent”
Alors que certains acteurs du conseil et de l’audit ont eu une approche nuancée de la CSRD, d’autres, notamment parmi les cabinets d’audit, ont ainsi contribué à faire de la CSRD un exercice rébarbatif, complexe et coûteux pour les entreprises. Depuis plusieurs mois maintenant, la grogne monte par exemple dans les entreprises contre certains grands cabinets d’audit, notamment parmi les Big Four, pour avoir poussé leurs clients au “sur-reporting”, en demandant trop de détails sur les points de données ESG, et ce, contre les recommandations de l’Efrag, l’organisation européenne chargée de définir les standards du reporting CSRD.
Une source au sein de la H2A, la Haute autorité de l’audit, confie même à Novethic que le sujet a été largement discuté au sein la gouvernance de l’institution. Cette dernière aurait demandé aux acteurs du secteur d’adopter une approche d’accompagnement nuancée plutôt qu’une approche maximaliste, sans pour autant publier de note officielle sur le sujet. Laissant ainsi pourrir la situation. Résultat : des budgets qui explosent, une complexité administrative décuplée, tout en perdant de vue l’objectif premier de la CSRD : la transformation durable. “On peut entendre la critique de certains, qui estiment que les grands cabinets de conseil et d’audit ont été trop impliqués dans l’élaboration de la CSRD, et que la directive est devenue un prétexte pour que le secteur se fasse de l’argent”, déplore ainsi Alexandre Rambaud, chercheur spécialiste de la comptabilité extra-financière.
Difficile de ne pas voir dans les attaques que subissent aujourd’hui les normes de reporting et les acteurs du secteur la conséquence de ce climat de défiance qui a été progressivement alimenté par les pratiques de certains acteurs du conseil. Alors que c’est désormais le cœur de la CSRD, l’analyse de double matérialité, qui est remis en cause, plusieurs représentants du secteur confient en off leur embarras. Beaucoup voudraient défendre le reporting extra-financier et prôner une simplification “ciblée”, mais craignent que leurs prises de position n’alimentent la charge contre le Green Deal. En attendant, ce sont les parts de marchés des acteurs du secteur qui risquent de s’effondrer, si la remise en cause de la CSRD se confirme.