Publié le 23 novembre 2024

Comment les entreprises peuvent-elles réaliser concrètement la transition vers la sobriété ? Peut-on vraiment rendre durables les entreprises de l’intérieur ? Comment organiser un système et des organisations économiques compatibles avec les limites planétaires ? Pour Novethic, Jean-Philippe Decka, doctorant en sciences de gestion au laboratoire i-3 CRG de l’École polytechnique répond à ces questions. Une interview publiée dans le cadre de notre série “Repanser l’économie”, où scientifiques et chercheurs éclairent les grandes transformations économiques de notre époque.

Comment en êtes-vous venus à étudier la transformation des entreprises vers la sobriété et la durabilité ?

Au départ, je suis un pur produit du monde de l’entreprise : diplômé d’HEC, entrepreneur dans le monde des start-up du numérique pendant 12 ans, avec une expérience assez opérationnelle de la gestion d’entreprise, y compris au niveau international puisque j’ai pu opérer sur trois continents. C’est justement à travers cette expérience de l’entrepreneuriat que j’ai pu constater à quel point il m’était difficile, voire impossible, en tant que dirigeant de faire la transition vers des modèles d’affaires vertueux et d’intégrer les enjeux de soutenabilité et de sobriété. Je me suis heurté en fait à un constat assez implacable : le besoin de lucrativité et les contraintes du système économique compétitif autour de nous, nous empêchaient d’agir positivement sur nos impacts sociaux et environnementaux. Ces deux objectifs semblaient irréconciliables, en dépit du discours commun sur le développement durable, qui voudrait qu’on puisse chercher à la fois la compétitivité, la productivité et la rentabilité économique, et la minimisation des impacts écologiques et sociaux.

Au bout d’un moment, j’ai voulu dépasser cette contradiction interne, en essayant de comprendre comment font les entreprises qui bifurquent vers des modèles de sobriété et de post-croissance, si elles existent. Je me suis donc tourné vers la recherche, et j’ai débuté une thèse en sciences de gestion en mars 2023.

Quels premiers enseignements tirez-vous de vos travaux de recherche ?

Ce que j’ai d’abord constaté, c’est que l’essentiel de la littérature sur la transformation du modèle économique des organisations porte sur des modèles dits « circulaires » ou « durables » et concerne des logiques d’efficacité environnementale – et non de sobriété – où l’on regarde comment la réalisation d’un profit économique peut favoriser la performance environnementale de l’entreprise. Les publications s’intéressent à des modèles de croissance alternatifs comme l’économie de la fonctionnalité où la vente d’un service ou l’usage d’un produit vient remplacer les modèles économiques centrés sur les volumes de vente. Ce sont des modèles intéressants, mais qui ont tous le point commun de ne pas interroger fondamentalement l’activité de l’entreprise, sa désirabilité, son utilité sociale. La recherche ne se demande presque jamais à quoi sert vraiment l’activité de l’entreprise, si cette activité contribue à répondre à des besoins authentiques et comment cela s’articule avec les enjeux sociaux et écologiques à une échelle sociétale.

Or, face à la situation d’urgence dans laquelle nous sommes vis-à-vis de la crise écologique et sociale, caractérisée par le dépassement des limites planétaires et l’augmentation des inégalités et de la précarité, ce dont nous avons besoin c’est justement d’organiser la transformation du système économique, via une réduction radicale de la production et de la consommation tout en partageant mieux les richesses créées. Cela implique de renoncer à certains business models, mais surtout à certaines activités. C’est ça le véritable enjeu de la sobriété. Et dans la pratique, on trouve très peu d’entreprises qui parviennent à faire cette bifurcation globale vers ces modèles de soutenabilité forte, de sobriété, ou de post-croissance. On trouve des entreprises qui parviennent à développer certains pans de leur modèle économique autour de la sobriété, comme Decathlon, qui a lancé des activités de réparation et de réutilisation. Mais en général, l’essentiel de leurs modèles économiques reste centré sur un modèle volumique, productiviste, de croissance. On regarde donc des entreprises qui se transforment à la marge, peut-être améliorent certains de leurs indicateurs environnementaux grâce à « la magie de comptabilité », mais sans interroger leur utilité sociale et sans remettre en question leur insertion dans le jeu de la compétition mondiale et de la course à la croissance. On est dans un greenwashing désinhibé au vu des effondrements écologiques et sociaux en cours.

J’ai donc décidé de plutôt me concentrer sur des organisations économiques qui ont dès le départ, dans leur ADN, dans leur cœur d’activité, l’objectif de transformer la société vers plus de sobriété. Il s’agit d’étudier des organisations économiques qui ont vocation à transformer des métiers et des secteurs, que ce soit dans l’habillement, l’alimentaire, la production agricole, le transport ou l’habitat, pour intégrer les logiques de sobriété et de soutenabilité. J’étudie des organisations économiques qui ont des approches très différentes : des SAS, des SCIC, des associations… Et ce que j’essaie de comprendre, c’est comment ces organisations économiques, qui sont généralement concentrées sur la réponse à des besoins “fondamentaux” ou “authentiques”, essaient de parvenir à leurs objectifs et à développer des modèles de post-croissance : quelles stratégies elles déploient, à quels obstacles elles se confrontent…

Alors, comment ces organisations peuvent-elles développer ces modèles de post-croissance ?

C’est extrêmement difficile en réalité. Tout le système économique actuel, ainsi que les normes, lois et régulations en vigueur favorisent les modèles économiques prédateurs socialement et écologiquement. Une entreprise comme Railcoop, par exemple, s’inscrit parfaitement dans une démarche de transformation sociétale : elle proposait de réhabiliter des lignes de trains pour développer le report modal vers des modes de transport bas carbone, plus lent, en passant par des petites villes, tout en s’organisant de manière coopérative, et en limitant leurs objectifs de lucrativité. Mais malgré des premiers succès et une belle levée de fonds, l’entreprise est aujourd’hui en liquidation à cause d’un manque de viabilité économique. Le développement de projets alternatifs imposent des contraintes additionnelles – pour être vertueux socialement et écologiquement – qui ne sont pas récompensées par les règles du marché. C’est donc difficile de jouer selon ces règles, qui je le répète donnent une prime au vice. Une des organisations que j’étudie essaye de développer le compostage dans les territoires, en collectant des biodéchets dans l’objectif de revitaliser les sols. Mais malgré une évolution positive de la loi sur ce secteur d’activité, l’entreprise est prise dans des logiques de croissance et de compétition car elle est sur un marché où ses concurrents font pression sur les prix à la baisse, que ce soit sur les marchés publics ou pour des clients privés. Comme le critère principal pour gagner des parts de marchés reste le prix, cela oblige l’entreprise à rentrer dans cette logique-là, quitte à questionner son engagement écologique initial. Là encore, on voit que les normes du système économique, le fait d’être sur un marché mondialisé, les contraintes de lucrativité, les besoins de financements rentables rendent très difficile de pérenniser des alternatives dans le temps.

Face à ces difficultés, j’observe certaines organisations économiques qui veulent être pérennes en matière de sobriété essayer de trouver des formes de viabilité non-marchandes, pour réduire leur point mort et faciliter leur développement tout en limitant la dépendance au système capitaliste. Par exemple, elles coopèrent sur leur territoire avec des collectivités locales. En milieu rural, ces coopérations permettent notamment d’avoir un accès facilité au foncier pour revitaliser certains territoires. D’autres s’allient avec le tissu associatif, avec des collectifs de citoyens. Et cela implique de questionner fondamentalement la structure de l’organisation, son rapport au territoire, son lieu d’installation, de se demander ce que l’on produit, pour qui. C’est une remise en cause globale des logiques habituelles des entreprises.

Quelles leçons peuvent en tirer ceux qui essaient de changer l’entreprise de l’intérieur ?

Ce que je vais dire va peut-être paraître dur, mais je ne crois pas que l’on puisse fondamentalement changer les entreprises de l’intérieur. Il est clairement établi dans la littérature académique « critique » que la recherche de lucrativité telle qu’elle est pratiquée dans le monde de l’entreprise est incompatible avec la poursuite d’objectifs de sobriété et le respect des limites planétaires. Or, il y a une vraie fascination dans le monde de l’entreprise pour la profitabilité : les dirigeants, les actionnaires, mais aussi les cadres, les salariés, tous veulent continuer à développer des modèles économiques où l’atteinte de la rentabilité économique est vue comme un graal et toujours connotée positivement. Alors qu’il s’agit du cœur du problème. C’est une véritable hégémonie culturelle, et cela rend pratiquement impossible l’idée d’une transformation interne des entreprises capitalistes. Si les entreprises s’engagent dans des transformations vers la sobriété, c’est toujours à la marge, sur des petits pans de leur activité, qui ne sont souvent pas rentables et qui entrent donc en contradiction avec la nécessité de croître, et ne parviennent jamais à passer à l’échelle. Je ne connais pas un seul exemple d’une entreprise ayant opéré une bifurcation d’un modèle économique rentable vers un modèle de sobriété ou de post-croissance répondant à des enjeux sociétaux.

Aujourd’hui, ceux qui pensent changer les grandes entreprises de l’intérieur en allant convaincre leurs actionnaires mènent une lutte vaine. Pour moi, l’enjeu est plutôt de mener une bataille culturelle en interne pour opposer un rapport de force aux actionnaires. C’est à mon sens le rôle que peuvent avoir les responsables RSE ou les personnes engagées en matière de transformation durable dans les entreprises : utiliser leur capacité d’influence pour sensibiliser en portant un discours radical, utiliser les ressources du système économique en place pour mener des expérimentations sur d’autres modèles, créer des projets alternatifs. C’est par exemple un collectif d’ingénieurs d’Airbus qui a monté Airseas, une société qui propose d’installer des voiles sur les cargos de transport pour limiter leur usage de carburant fossile. Ils ont utilisé les ressources du système, l’accès à des financements, la liberté d’agir, pour proposer une alternative intéressante. Il s’agit alors non plus de chercher à transformer Airbus, qui a par nature un modèle économique incompatible avec les limites planétaires, mais de faire éclore des alternatives et par là de montrer à des ingénieurs aéronautiques qu’ils peuvent avoir une place importante et enthousiasmante dans une société qui se transforme vers la sobriété.

Si l’on ne transforme pas les entreprises de l’intérieur, que reste-t-il pour espérer changer le système économique ?

Même si l’on a conscience que l’on ne pourra pas rendre durables toutes les entreprises, chacun de nous peut lutter au sein de son organisation, en étant comme je le disais un allié interne pour les outsiders. Mais il est aussi essentiel de lutter hors du champ de l’entreprise. On peut militer sur le plan politique, pour faire émerger des règlementations et des cadres nouveaux, ne pas avoir peur de se mettre en danger socialement pour incarner une autre économie, une autre société… Je conseille à tous les professionnels de la transition écologique, et plus largement à tous les citoyens intéressés, de lire quelques ouvrages sur la transformation sociale: Stratégies anticapitalistes pour le XXIème siècle ou Utopies réelles du sociologue américain Erik Olin Wright, Comment bifurquer de Razmig Keucheyan et Cédric Durand et aussi Premières secousses, l’ouvrage des Soulèvements de la Terre, qui donnent des pistes pour s’engager de manière globale pour tenter de changer la société.

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de solution miracle malheureusement, pas de stratégie qui puisse tout changer d’un coup. Il faut que l’on prenne conscience collectivement que pour faire face au dépassement des limites planétaires et à ses conséquences, on doit dès maintenant renoncer à de nombreuses activités économiques, à la lucrativité des modèles économiques comme règle générale, que des secteurs entiers de l’économie doivent disparaître et que notre organisation sociale doit changer. Faut-il nationaliser les entreprises non-soutenables, pour organiser la transition, prendre en charge la reconversion des salariés et de toutes les activités dans les territoires qui dépendent de ces modèles obsolètes ? Faut-il organiser collectivement dans les territoires des systèmes coopératifs pour décider des transformations à venir ? Faut-il organiser la décorrélation de nos moyens de subsistance avec le travail marchand, en créant par exemple un revenu de base inconditionnel ? On pourrait aussi créer des sécurités sociales pour l’alimentation, mutualiser et socialiser la gestion de nos besoins, gérer la dette et les investissements publics via des mécanismes monétaires, comme l’explique l’économiste Nicolas Dufrêne… La littérature scientifique en économie et en gestion montre que, contrairement à ce que racontent les tenants du statu quo, des solutions existent. Les possibilités sont ouvertes, à condition que l’on accepte de sortir des imaginaires étriqués qui nous enferment dans le système actuel.

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