Publié le 27 mars 2023
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Schneider Electric, Bolloré Logistics... : enquête sur ces entreprises françaises impliquées dans le projet Eacop de TotalEnergies
Le mégaprojet d'extraction et de transport de pétrole Eacop/Tilenga en Ouganda et en Tanzanie n'en finit pas de créer la polémique. Si TotalEnergies a jusqu'ici été dans le viseur des opposants, plusieurs entreprises participant à cette "bombe climatique" en tant que sous-traitantes sont restées dans l'ombre. Parmi elles, on trouve notamment la championne de la RSE, Schneider Electric. De quoi surprendre. En interne, des salariés tentent de faire pression sur la direction.

Schneider Electric
Si les projecteurs sont assez logiquement braqués sur TotalEnergies, qui détient la très grande majorité de la holding à la tête du projet Eacop/Tilenga, d’autres entreprises françaises participent elles aussi en tant que sous-traitantes – et en toute discrétion – à ce que beaucoup décrivent comme une véritable "bombe climatique". La création de six champs pétrolifères et la construction du plus grand pipeline chauffé au monde, reliant la région du Lac Albert en Ouganda au port Tanga en Tanzanie, sont effet très décriées pour leurs conséquences environnementales mais aussi sociales.
Au total, le bilan carbone du projet s’élèverait à 33 millions de tonnes de CO₂ par an, estime l’Institut suédois de l’environnement, soit davantage que les émissions de l’Ouganda et de la Tanzanie réunies. L’oléoduc traversera par ailleurs 16 aires naturelles protégées, le Parc national des chutes d’eau de Murchinson, la réserve des chimpanzés de Budongo, plusieurs forêts, des zones humides ou encore la steppe de Wembere et même des récifs coralliens sur la côte tanzanienne. Sur le plan humain, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été déplacées, dont des dizaines de milliers d'agriculteurs qui se voient privés de leurs terres.
"De nombreux projets passionnants sont en cours de développement dans la région"
Pour mener à bien ce projet titanesque, on trouve aux côtés du géant pétrolier et gazier, Bolloré Logistics (appartenant au groupe Bolloré) qui a remporté le contrat de principal fournisseur logistique du projet en mai dernier. Dans un communiqué de presse, l’entreprise se dit "fière d’annoncer l’obtention du contrat" qui "permettra de favoriser la sous-traitance, l’emploi et la formation en Tanzanie et en Ouganda, en conformité avec les normes internationales les plus élevées", précise Bolloré Logistics.
On trouve aussi le métallurgiste Vallourec, qui va livrer 30 000 tonnes de matériel en Ouganda pour la phase de forage du projet Tilenga, qui comprend 426 puits. "De nombreux projets passionnants sont en cours de développement dans la région et notre objectif est de positionner Vallourec comme le partenaire de choix pour ces projets", explique dans un communiqué de presse Erwan Le Gouadec, Directeur général de Vallourec Oil and Gas Uganda Ltd et responsable de la zone Afrique de l'Est. Contactée par Novethic, ces deux entreprises n’ont pas donné suite à nos demandes.
Et puis il y a aussi Schneider Electric, généralement citée dans la presse pour ses engagements climatiques. "Aux clients du secteur de l’énergie, nous fournissons des technologies visant à accroître la sécurité des personnes, à sécuriser les process, à minimiser les risques environnementaux et les émissions de gaz à effet de serre. À ce titre, Schneider Electric fournit au projet Eacop des équipements pour la supervision et la sécurité de l’installation ainsi que son infrastructure électrique", explique l’entreprise dans un mail envoyé à Novethic.
L’entreprise "chouchou" des fonds verts
En 2021, Schneider Electric remportait le titre très envié d’entreprise "la plus durable au monde", décerné par le magazine Corporate Knights. Elle est en outre régulièrement en tête des classements RSE et climat et constitue l’entreprise "chouchou" des fonds verts, selon un spécialiste du secteur. "À la fin de 2021, nous nous sommes également engagés à être une Entreprise à Impact. Nous définissons cela comme une entreprise qui intègre les valeurs environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) dans toutes les dimensions de son activité. Une entreprise dont la mission contribue à ces valeurs et qui opèrent avec un modèle qui crée un impact local, proche des communautés qu’elle soutient" explique en outre Schneider Electric dans son rapport annuel publié en 2022.
Dès lors, son engagement dans Eacop/Tilenga interroge et pourrait provoquer une onde de chocs. Outre les impacts attendus sur sa réputation, ce sont les investisseurs responsables qui pourraient être rebutés. "Lorsqu’une controverse survient, les sociétés de gestion peuvent commencer par engager un dialogue avec la société concernée pour mieux comprendre son implication dans la controverse et comment celle-ci entend remédier au problème, explique ainsi Sandrine Ferrand, spécialiste finance durable chez Novethic. Il est possible aussi que certaines sociétés de gestion choisissent de sortir la valeur concernée de leur portefeuille, surtout si le poids de celle-ci est faible ou si la controverse est grave".
La gronde est lancée en interne
En début d’année, Schneider Electric a déjà été la cible d’une campagne lancée sur Twitter par 350.org. "Il y a quelques mois, des militants ont interpellé Schneider pour leur demander de se retirer du projet Eacop. Quelques heures plus tard, le logo de l'entreprise avait disparu du site officiel du projet… 24 banques et 21 assurances ont déjà refusé de s’engager sur le projet Eacop. Si le développement durable est vraiment au cœur de vos objectifs Schneider Electric, il encore temps de vous retirer et soutenir des projets alternatifs d’énergies renouvelables", écrit l’association sur le réseau social.
.@SchneiderElecFR, une entreprise durable, vraiment ? @SchneiderElec est fournisseur du projet #EACOP. C’est le projet du plus long oléoduc chauffé au monde, porté par @TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie
Une véritable bombe climatique(1/7)— 350.org - France (@350France) January 10, 2023
La campagne a ensuite été relayée par la militante Camille Etienne, qui interpellait directement les salariés. "Les employés de Schneider Electric scandalisés comme nous de leur participation au plus grand pipeline chauffé au monde de TotalEnergies contactez-nous, on s'organise, on a besoin de vous". En réponse, un salarié indique "moi qui y travaille, et qui suis déjà en rogne devant leur greenwashing en interne, ça me motive encore moins d'aller (sic) à l'usine cet après-midi". En interne, la gronde est en train de monter avec des employés qui tentent de faire pression sur la direction.
"Double discours"
"Malheureusement, nous faisons souvent face à un double discours de la part des entreprises qui paraissent plus responsables que les autres. Schneider Electric a par exemple fait partie des entreprises qui avaient participé au blocage de la loi sur le devoir de vigilance, et qui ont opéré un revirement une fois le texte adopté", se souvient Juliette Renaud, responsable de campagne aux Amis de la Terre. Contre le projet Eacop, l’ONG a choisi de focaliser son action sur TotalEnergies qu'elle a attaqué en justice sur le devoir de vigilance.
Elle a aussi ciblé les financements publics et privés autour du projet Eacop/Tilenga plutôt que les sous-traitants. Avec succès, puisque les plus grandes banques françaises ont renoncé à financer le projet. Si elles continuent à financer TotalEnergies, Axa a renoncé à l’assurer et l’État français n’a pas délivré de garantie à l’export. "Nous nous sommes rendus compte que cette stratégie était plus efficace. S’attaquer à des entreprises comme Vallourec, qui ne sont pas très connues du grand public, n’a pas beaucoup d’effet car elles ne sont de fait pas très sensibles au risque réputationnel", précise Juliette Renaud.