Publié le 31 janvier 2025

Alors que la CSRD est l’objet de toutes les attaques ces dernières semaines, de nombreux experts appellent à recentrer le débat. Et si la directive sur le reporting de durabilité était en fait un outil au service de la compétitivité de l’Europe, au service de sa puissance économique et de sa résilience, face à un monde marqué par les crises écologiques et sociales ?

Alors que la Commission européenne vient de rendre publique sa “boussole compétitivité” visant à renforcer la compétitivité du continent, les réglementations européennes de durabilité sont sur la sellette. Considérées par certains responsables économiques et politiques comme un frein à la compétitivité, la CSRD (directive sur le reporting de durabilité des entreprises), mais aussi la directive sur le devoir de vigilance et d’autres normes environnementales sont sous le feu des critiques. Pour y faire face, la Commission européenne a annoncé une vague de “simplification réglementaire” et l’ouverture d’une législation omnibus pour renégocier notamment la CSRD et d’autres textes du Green Deal.

De nombreux experts et acteurs économiques avancent au contraire que la CSRD peut servir de cadre pour renforcer justement la compétitivité du continent et non la pénaliser. “Si tout le monde s’accorde sur le besoin de rafraîchir la réglementation, il ne faut pas en profiter pour tout casser, ce serait très contre-productif pour l’économie européenne et pour la tansition environnementale”, analyse pour Novethic Marc Boissonnet, consultant spécialisé et directeur de la durabilité chez TIC Council, qui représente les entreprises européennes de certification.

Un fardeau réglementaire exagéré

Contre-productif, d’abord, car le “fardeau réglementaire” évoqué par les détracteurs de la CSRD serait largement exagéré. “La perception négative du reporting de durabilité ne vient pas de la seule CSRD, mais souvent de la façon dont les premiers audits ont été réalisés”, poursuit Marc Boissonnet. Depuis des mois maintenant, les acteurs économiques reprochent en effet aux grands cabinets d’audit, qui ont raflé les missions liées à la CSRD, de pousser les entreprises au sur-reporting, et ce, contre les recommandations de l’Efrag, l’organisation européenne chargée de définir les standards du reporting CSRD. “Certains auditeurs sont souvent maximalistes : ils demandent aux entreprises de reporter sur un trop grand nombre de données non matérielles, avec des exigences de détail qui n’apportent rien et créent beaucoup de turbulences. Cela fait perdre un temps considérable à tout le monde, et les coûts d’audit s’en trouvent très fortement augmentés, parfois multipliés par cinq ou plus encore”, explique l’expert. 

Interrogé par Novethic, Pascal Canfin, eurodéputé Renew et ex-président de la Commission environnement au Parlement européen, estime qu’“il faut utiliser cette séquence sur la simplification pour remettre de la rationalité dans le débat sur la CSRD”. Pour les nombreux experts contactés par Novethic, la CSRD est en réalité une réglementation flexible, qui permet aux entreprises de reporter uniquement sur les éléments matériels pertinents, voire d’utiliser les données sectorielles disponibles si les données spécifiques ne sont pas accessibles, avec l’objectif premier de servir de référentiel pour la transformation durable. “Cette réglementation a été perçue comme un exercice de simple compliance, que les entreprises ont délégué à des cabinets externes, alors que ça devrait être perçu comme un outil interne de gestion stratégique, d’évaluation et d’anticipation des risques. C’est ça l’essence de la CSRD”, ajoute l’eurodéputé.

Beaucoup d’acteurs passent ainsi à côté de l’objectif premier de la CSRD : permettre aux organisations économiques de disposer de données harmonisées et consolidées pour faire face à un monde économique de plus en plus incertain et risqué, sur fond de crise écologique et sociale globale. La CSRD, c’est avant tout un tableau de bord pour préparer l’avenir”, rappelle ainsi Pascal Durand, ex-député européen écologiste et rapporteur du texte au Parlement. “Trop d’acteurs politiques et économiques sont tellement obnubilés par les résultats économiques à court terme, qu’ils ne voient pas que l’économie va devoir massivement se transformer”, ajoute-t-il. Epuisement des ressources, hausse des prix de l’énergie, dégradation des services écosystémiques affecteront nécessairement les entreprises, et celles qui n’y seront pas préparées risquent d’être considérablement affaiblies. “La CSRD, c’est l’avantage comparatif qu’auront les entreprises européennes dans quelques années”, assène le rapporteur de la directive.

La CSRD, outil de la puissance économique et géopolitique européenne

Mais la CSRD est aussi un enjeu de puissance économique et géopolitique pour l’Europe. Avec le Green Deal, l’Europe a l’opportunité de prendre de l’avance sur la transformation durable et de renforcer la résilience et la compétitivité de ses entreprises face aux acteurs américains ou chinois. Notamment en choisissant, dans le cadre d’un projet industriel européen, de soutenir les entreprises durables. “Si on veut favoriser dans les marchés publics les entreprises européennes les plus durables et résilientes, notamment par rapport aux entreprises chinoises ou américaines, il nous faut des données précises, et pour cela on a besoin de la CSRD”, explique Pascal Canfin.

Il s’agit aussi pour l’Europe de définir les normes de production de l’économie mondiale. “Aujourd’hui, les entreprises étrangères qui opèrent en Europe n’ont pas à respecter les normes auxquelles sont soumises les entreprises européennes, que ce soit sur les droits humains ou l’environnement”, rappelle Pascal Durand. Or la CSRD ou la directive sur le devoir de vigilance sont justement des lois extra-territoriales, qui s’appliqueront aussi aux entreprises étrangères. “Avec le Green Deal, on sort de l’hypocrisie, et on applique enfin à Shein, Temu ou aux Gafam nos normes de production”, ajoute-t-il.

“Logique de vassalisation”

Pour Pascal Canfin, “le Green Deal, la CSRD, mais aussi le devoir de vigilance, ce sont les symboles d’une Europe puissante, compétitive et capable de fixer des normes d’accès à son marché.” Un enjeu essentiel alors que ce sont aujourd’hui les Etats-Unis de Donald Trump qui tentent d’imposer un modèle économique dérégulé et destructeur au reste du monde. “Si on refuse de définir nos propres normes et de défendre notre modèle social, on se place dans une logique de vassalisation vis-à-vis des Etats-Unis ou de la Chine, qui, eux, ne se gênent pas pour imposer leurs règles aux entreprises européennes”, analyse Pascal Durand.

Des arguments qui aujourd’hui mobilisent de nombreux acteurs économiques. Ces dernières semaines, des organisations patronales et professionnelles, mais aussi des multinationales, ont ainsi défendu la CSRD et les autres réglementations du Green Deal, comme autant de normes au service d’un modèle économique européen durable, résilient et compétitif face au risque de dérégulation. Et déjà, les premiers rapports CSRD commencent à être rendus publics, malgré le mouvement de recul en cours. “La plupart des acteurs économiques en Europe, y compris en Allemagne, ont compris que ce mouvement est inéluctable, que les investisseurs et les gestionnaires ont besoin de ces données pour construire l’économie de demain. Le monde n’attendra pas la classe politique, qui est en retard et frileuse sur ce sujet. Quoi qu’on en dise, la CSRD est lancée”, conclut optimiste Pascal Durand.

Découvrir gratuitement l'univers Novethic
  • 2 newsletters hebdomadaires
  • Alertes quotidiennes
  • Etudes