Publié le 7 mars 2024

Les premières audiences de la chambre spéciale dédiée à la responsabilité sociale des entreprises et au devoir de vigilance ont eu lieu le mardi 5 mars 2024 à la cour d’appel de Paris. TotalEnergies, EDF et Suez étaient assignées par des associations et des collectivités, pour non respect de leurs obligations en matière de vigilance sur les droits humains et environnementaux.

“C’est la première audience de cette chambre spéciale dédiée aux contentieux émergents autour de la responsabilité des entreprises. Nous avons bien conscience de la grande attente des praticiens et des parties prenantes, et du besoin de clarifier la jurisprudence autour de la loi sur le devoir de vigilance”. C’est ainsi que Marie-Christine Hébart-Pageot, présidente de la chambre, lançait, devant une salle plus que comble, les audiences particulières qui se tenaient le 5 mars à la cour d’appel de Paris.

Trois multinationales étaient à la barre : TotalEnergies, EDF et Suez. Dans l’affaire Total Climat, le pétrolier TotalEnergies est accusé par des associations et des collectivités, de ne pas avoir suffisamment pris en compte les risques climatiques. L’affaire EDF Mexique, elle, porte sur les manquements de l’énergéticien en matière de concertation avec les populations locales dans un projet éolien au Mexique, et sur de possibles violations des droits humains. Suez, de son côté, est assignée pour son rôle dans la contamination du réseau d’eau d’Osorno au Chili par des hydrocarbures. Dans chacune de ces affaires, c’est la responsabilité de ces multinationales en matière de respect des droits humains ou environnementaux sur leur chaîne de valeur qui est en jeu. Et plus précisément, le devoir de vigilance de ces entreprises : notion juridique très neuve, qui doit encore être encadrée par les juges. Autant dire que les débats s’annonçaient rudes.

Définir la jurisprudence autour du devoir de vigilance des multinationales

Il faut dire que jusque-là, seule une entreprise, La Poste, a été condamnée sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance. Dans les trois affaires du jour, les requérants (associations, collectivités locales, communautés locales) avaient, eux, été déboutés avant même les débats sur le fond par les juges de première instance, qui avaient estimé les demandes irrecevables. En cause, des questions de procédure… Les requérants ont-ils suffisamment dialogué avec l’entreprise avant de les assigner en justice ? La mise en demeure initiale est-elle formulée dans des termes identiques à l’assignation ? La loi ne précisant pas les conditions précises de l’obligation de vigilance, les juges de la mise en l’état ont retenu une vision très procédurale sur le sujet. Une vision qui jusque-là a limité la portée de la loi, en empêchant de facto les débats sur le fond, et d’interroger vraiment la responsabilité des entreprises.

Il y a peut-être eu une réticence des juges, qui ne savent pas très bien comment juger au fond ces dossiers complexes” commente à Novethic Sébastien Mabile, avocat représentant la coalition requérante dans l’affaire Total Climat, aux côtés de François de Cambiaire et du cabinet Seattle Avocats. Dans les trois affaires, les appelants défendent une vision élargie, plus protectrice du devoir de vigilance, organisé autour d’un contrôle par les tribunaux. A la barre, François de Cambiaire argumente : “Cette loi sur le devoir de vigilance est une belle loi, une loi puissante car elle est globale. Mais si l’accès au juge est bloqué par des ordonnances qui se focalisent sur des éléments de procédure qui ne sont pas dans le texte, alors ce n’est plus l’esprit de la loi.” 

Denis Chemla, avocat de TotalEnergies, assume au contraire de se concentrer sur “la procédure, même si c’est moins glamour”. Sans ces procédures complexes, “on se retrouverait avec des centaines d’actions, des centaines voire des milliers de requérants”, explique-t-il en audience. C’est justement ce blocage procédural que dénoncent les associations, qui agissent en justice depuis des années sans avoir pu aborder le fond des dossiers. Le devoir de vigilance restera-t-il une obligation sur la forme, ou deviendra-t-il une véritable “obligation substantielle, générale et continue de comportement“, une responsabilité réelle pour les multinationales ? “La décision que vous allez prendre va être extrêmement importante pour l’avenir de la loi et l’applicabilité de celle-ci” lançait à la cour Julie Février, avocate des appelants dans l’affaire EDF.

Des décisions historiques le 18 juin pour la responsabilité des grands groupes

Ses décisions, la chambre spéciale 5-12 sur le devoir de vigilance les rendra le 18 juin prochain. Le temps de décortiquer les centaines de pages d’argumentaires juridiques complexes déposés par les parties. “Nous espérons que la cour d’appel aura une analyse différente des juges de première instance. Et d’ailleurs, elle a déjà eu une approche différente en créant cette chambre spécialisée, à la croisée des droits sociaux, humains, environnementaux…” explique Sébastien Mabile. Si la cour cassait les ordonnances précédentes, elle rejoindrait ainsi les conclusions d’un rapport commissionné par le Conseil Général de l’Economie du Ministère de l’Economie sur le sujet, qui rappelaient en 2020 que “l’esprit de la loi doit être préservé afin [qu’elle s’applique] sur le fond”, et qu’en faire “un pur formalisme en ferait perdre tout l’intérêt”.

Les entreprises pourraient alors être jugées vraiment sur leur responsabilité en matière de garantie de protection des droits humains et environnementaux. Un pas immense dans la judiciarisation de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, à l’heure où des parties prenantes de plus en plus nombreuses l’appellent de leurs vœux. Une quinzaine d’entreprises françaises sont d’ores et déjà visées par des procédures en lien avec le devoir de vigilance : outre Total, EDF et Suez, BNP Paribas, McDonald’s, Yves Rocher, ou encore Casino sont concernées. Sept ans après son entrée en vigueur, le devoir de vigilance pourrait ainsi enfin, à partir de juin, avoir une jurisprudence fonctionnelle, et ouvrir la voie à la responsabilité juridique des multinationales.

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