Publié le 10 août 2015

SOCIAL

Inégalités salariales chez les jeunes diplômés: "Le système doit rapidement évoluer"

En juin 2015, la Conférence des Grandes Écoles a dévoilé les résultats de son étude annuelle sur l’insertion des jeunes diplômés. Parmi les principaux enseignements de l’étude : une nette différence entre les femmes et les hommes en matière de taux d’emploi, mais aussi de revenu, et ce dès la sortie de l’école. Viviane de Beaufort, professeur à l’ESSEC, fondatrice et directrice des programmes WOMEN-ESSEC, nous livre son analyse.

Viviane de Beaufort, professeure a l’Essec, fondatrice des programmes Women Essec et Expert en gouvernance.
DR

Novethic : L’étude Insertion 2015 démontre que tous les indicateurs d’emploi (taux net d’emploi, salaire ou statut de cadre) sont défavorables aux femmes. Est-ce que ce résultat vous étonne ?

Viviane de Beaufort : Malheureusement non… En effet, l’année dernière, l’ESSEC a réalisé une étude, car nous avons signé la Charte Égalité de la conférence des Grandes Écoles, et j'en suis la professeure référente.

À ce moment là, je croyais que pour cette génération, les hauts diplômés étaient sur un pied d’égalité. Or, l’étude (menée sur les promotions 2012, 2013 et 2014) démontre une inégalité salariale de 15 % sur le premier emploi ! C’est l’écart global une fois les différences lissées sur des filières comme la finance, mieux payée et moins féminisée. Ces résultats ont été un coup de massue pour moi. Ils sont malheureusement édifiants.

Novethic : Selon l’étude, 66,8 % des femmes diplômées d’une grande école décrochent leur premier emploi en CDI, contre 78,2 % des hommes. Et une femme diplômée en 2014 travaillant en France gagne en moyenne, hors primes, 2 000 € de moins que son homologue masculin. Pourquoi ne parvient-on pas à gommer ces écarts ?

Viviane de Beaufort : Selon moi, même si c'est complexe, il existe deux raisons essentielles. La première est systémique : les employeurs anticipent que les jeunes femmes se mettent en congé maternité dans 3, 5 ou 8 ans, mais aussi qu’elles sont moins mobiles. Les stéréotypes par défaut ont la peau dure. Sans leur demander (ils n’en n’ont pas le droit), ils décident pour elles et le salaire est à priori à la baisse pour des motifs non avérés. C’est intolérable.

La deuxième raison provient, hélas, des jeunes femmes elles-mêmes : elles sont moins au courant des salaires en vigueur, ne font pas de benchmark et ne préparent pas assez leur valorisation sur les fonctions qu’elles veulent occuper. Et en période de crise, il semble qu'elles aient davantage intériorisé le risque de ne pas trouver d’emploi. Alors elles ne cherchent pas - ou moins - à négocier.

À l’ESSEC, nous venons de lancer un projet pilote pour coacher les jeunes diplômées sur ce point. Mettons-nous à la place d’un DRH : si le candidat n’a pas de revendications salariales, il aura tendance à placer le curseur plus bas, c’est logique.

Novethic : Selon vous, les responsabilités sont donc partagées entre les entreprises, les écoles et les jeunes femmes…

Viviane de Beaufort : Oui, complètement. En adoptant une approche sociologique, on considèrera que c’est le système qui a tendance à ne pas interpeller sa culture du "présentéïsme", et qui n’est plus adapté ni à la société, ni aux désirs des jeunes actifs, ni à l’économie. Avoir des enfants, ce n’est pas s’arrêter pendant dix ans.

Et puis, les questions de parentalité et de moindre mobilité vont concerner de plus en plus de jeunes hommes qui se vivent parents. Ce thème du salaire s'inscrit donc dans une problématique plus large : la difficulté du système français à abandonner ses stéréotypes par défaut, et l'auto-reproduction d’un modèle absurde.

Novethic : Très concrètement, quelles mesures pourrait-on mettre rapidement en place pour accélérer la course vers l’égalité des jeunes diplômés ?

Viviane de Beaufort : D’abord, il faut de toute urgence mettre autre chose dans la tête des jeunes femmes. Elles doivent apprendre à se valoriser. Quant au système, il doit rapidement évoluer, au risque de voir fuir de nombreux talents à l’étranger. De plus en plus de hauts potentiels, jeunes diplômés, refusent le fonctionnement actuel : soit ils se lancent dans l’entreprenariat, soit ils partent directement à l’étranger, soit ils intègrent une grande entreprise pour du court terme, avant de tenter une autre aventure ensuite.

Les DRH commencent à être confrontés au phénomène ; ils doivent anticiper la fuite de talents et agir en changeant leurs process, ainsi que leurs méthodes de recrutement, d'évaluation et de management.

Propos recueillis par Céline Oziel
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