Publié le 24 mai 2017
SOCIAL
"Uber n'est pas le modèle unique pour le travailleur du futur" selon Salima Benhamou (France Stratégie)
Fini le salariat et l'employeur unique, demain nous travaillerons en mode "projets" et de façon autonome. Salima Benhamou, économiste de France Stratégie, a imaginé à quoi ressemblerait l’entreprise en 2030. Selon elle, nous ne sommes pas tous voués à travailler sur des plateformes de type Uber. Au contraire, d'autres organisations, bien plus prometteuses, peuvent émerger. Mais pour accompagner ce mouvement, la France doit d'urgence réfléchir à un modèle de société beaucoup plus inclusif.

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Novethic : Dans votre rapport, publié fin avril, sur l’avenir du travail à l’horizon 2030, vous semblez dire qu'Uber ne sera pas la norme pour les futurs travailleurs ?
Salima Benhamou : Uber a totalement monopolisé le débat sur l’avenir du travail et les conséquences sur le travailleur du futur. Or il existe une pluralité de modèles d’organisation aujourd’hui dont certains ne convergeront pas vers le modèle de la plateforme de service de type Uber. Cela tient notamment à la prise en compte de plusieurs facteurs, autres que le numérique, qui influenceront les choix organisationnels. Avant de partir du postulat que le modèle Uber deviendra la norme, il faut au préalable s’interroger sur les grandes tendances - économiques, sociales et institutionnelles - qui façonneront le contexte des entreprises. Ce sont ces tendances qui fixeront leurs choix stratégiques et organisationnels en 2030.
Vous identifiez notamment une nouvelle forme d’organisation du travail, la plateforme virtuelle apprenante, porteuse d'espoir.
La plateforme virtuelle apprenante est en quelque sorte une variante de l’organisation apprenante (1) actuelle mais organisée par le biais d’un espace de travail virtuel. Par rapport au modèle Uber, elle offre des possibilités beaucoup plus développées aux travailleurs. Ce type d’organisation du travail repose sur un système informatique qui met à la disposition des travailleurs des ressources et des outils pour faciliter le travail en commun mais à distance. Elle favorise l’apprentissage continu. Les collaborateurs travaillent en totale autonomie et uniquement en mode "projets". Ce sont des travailleurs "sans frontières". Quant aux entreprises, elles se trouvent totalement dématérialisées et déterritorialisées.
Vous dites que ces changements sont de même ampleur que la révolution industrielle en son temps...
Ce modèle va complètement chambouler le cadre légal du travail en termes de conditions de travail, de temps de travail et de modalités de rémunération. L’employeur unique n’existera plus, ce sera la fin du salariat, les liens de subordination classiques se trouveront affaiblis et le temps de travail ne sera pas fixé. Le nomadisme et la pluriactivité deviendront la norme. On pourra travailler n’importe où et n’importe quand, sur plusieurs projets en même temps. La rémunération ne se basera non plus sur le temps de travail ou la présence mais sur l’atteinte d’un objectif. L’entreprise n’aura plus besoin de mettre en place des modalités de contrôle. Celui-ci se fera par les pairs et le réseau. Les effets sur les collectifs de travail sont toutefois ambigus : la plateforme virtuelle apprenante peut favoriser l’éclatement des collectifs comme elle peut renforcer les communautés autour de valeurs communes.
Vous mettez néanmoins en évidence plusieurs risques liés à ce modèle...
Effectivement, il existe par exemple un risque de porosité accrue entre les sphères professionnelle et privée dû à l’effacement du lieu et du temps de travail avec les risques psychosociaux classiques que cela peut entraîner. Par ailleurs, se pose la question du statut lié à cette nouvelle organisation du travail et de l’accès aux droits sociaux (formation, chômage…). Enfin, un autre risque est celui d’une dépersonnalisation du travail sous l’effet de la virtualisation.
Les entreprises commencent-elles à intégrer ce modèle ?
Le contexte de compétitivité exacerbée et de forte instabilité (économique, géopolitique) est porteur pour l’émergence et le développement de ce type de modèle. La plateforme virtuelle apprenante peut séduire un grand nombre d’entreprises. Cette organisation du travail permet de générer rapidement des produits et services innovants tout en minimisant les coûts de production (masse salariale, infrastructures par exemple). Certaines entreprises comme Netflix ont mis en place une plateforme collaborative de travail axée sur l’innovation dans laquelle la rémunération est variable et uniquement basée sur le résultat. Aujourd’hui, plusieurs éléments laissent penser que ce type d’organisation peut co-exister avec d’autres modèles en 2030, voire être dominant. Reste à savoir comment les gouvernements vont anticiper ces changements et mettre en place de nouvelles protections sociales pour les citoyens.
La France est en retard (2), comment peut-elle le combler ?
D’abord, il faut s’interroger sur le modèle de société que l’on souhaite porter. Veut-on qu’il soit le plus inclusif possible, c’est-à-dire qu'il profite au plus grand nombre, ou au contraire va-t-on vers un modèle extrêmement polarisé avec d’un côté, des travailleurs capables de s’adapter facilement, et de l’autre, ceux qui ne bénéficieront pas des avantages d’un monde ouvert et globalisé ? Vu l’ampleur des mutations du travail, la France est face à un défi majeur. Celui de la cohésion sociale, du bien-être et de la compétitivité. Ces objectifs seront de plus en plus indissociables. D’autres pays semblent mieux armés pour faire face à ces enjeux. L’Allemagne et les pays scandinaves par exemple ont mis en place des systèmes de régulation du marché du travail plus inclusif et dotés d’un dialogue social réactif et efficace.
(1) Dans les organisations apprenantes, les salariés sont souvent polyvalents, participent activement à l’élaboration des objectifs avec la hiérarchie, apprennent en continu, disposent d’une forte autonomie et utilisent la technologie comme un outil d’amélioration du contenu du travail et des process de production. Ce modèle est très répandu dans les pays scandinaves.
(2) En 2013, seuls 40% des dirigeants d'établissements disent s'inscrire dans un modèle de type "apprenant", ce qui place la France en 18e position des pays de l'UE.
Propos recueillis par Concepcion Alvarez @conce1