Publié le 14 octobre 2016

SOCIAL

Droit à la déconnexion : "l’infobésité, un risque psycho-social majeur"

Selon une étude de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres), 63% des cadres estiment que les outils connectés perturbent leur vie privée. Pourtant, seulement 23% d’entre eux déconnectent systématiquement quand ils sont hors de l’entreprise. L’article 25 de la loi Travail entend créer un "droit à la déconnexion" à compter du 1er janvier 2017, qui devra être appliqué dans les entreprises de plus de 50 salariés. Une nécessité selon Yannick Chatelain, professeur associé à Grenoble École de management et auteur de "Mes mails m’emm...mêlent" (1), pour lutter contre la pression à la connexion qu’exerce la société du "paraître" et que de nombreuses entreprises cautionnent. Entretien.

"Certains salariés se rendent malades ne serait-ce qu’en voyant l’émetteur d’un courriel, car ils savent que ça va être compliqué et que ça va leur prendre du temps".
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Novethic : Comment en est-on arrivé à légiférer sur la délimitation entre vie professionnelle et vie personnelle ?

Yannick Chatelain : L’infobésité à laquelle sont confrontés les salariés constitue un risque pyscho-social majeur. Ils sont de plus en plus amenés à gérer, traiter et trier de l’info. Certains se rendent malades ne serait-ce qu’en voyant l’émetteur d’un courriel, car ils savent que ça va être compliqué et que ça va leur prendre du temps.

Selon une étude menée par Cindy Felio, psychologue du travail à l’Université Bordeaux-Montaigne, un cadre est interrompu toutes les six minutes. 30% de son temps est consacré à gérer des mails. Un cadre sur deux ne s’autorise pas la déconnexion. Face à ce constat, il faut désormais apprendre à avoir un usage raisonnable des technologies (pour la première fois en 2015, les Français ont passé plus de temps sur leur mobile que devant la télévision, selon une étude réalisée par Flurry Analytics, NDLR).

La loi va obliger les entreprises de plus de 50 salariés à s’intéresser enfin à ce problème. Elle propose notamment la mise en place d’une charte et d’ateliers de formation pour apprendre à se "désintoxiquer". Je trouve que c’est très intéressant, même si le seuil de 50 salariés n’est pas justifié. Le problème concerne toutes les entreprises et tous les métiers.

 

Le problème concerne toutes les entreprises et tous les métiers

 

Comment expliquer ce qui est devenu une addiction à la connexion et notamment aux mails ?  

Le principal problème est le besoin de paraître. De façon générale, j’ai constaté en entreprise un besoin d’exister et de donner à voir qu’on existe à travers un usage intempestif du mail (pour se couvrir, pour se débarrasser d’une tâche ou pour communiquer sur ce qu’on a fait...). On a l’impression que plus on a envoyé de mails, plus on existe, même si cela vient perturber la vie privée. Cette addiction est liée à la société du paraître dans laquelle nous nous trouvons, où le faire-savoir prime sur le savoir-faire.

Mais la valeur d’un salarié ne peut pas reposer là-dessus, c’est contre-productif. On est dans le fantasme du "multi-tasking" : parce qu’on a géré un certain nombre de mails et qu’on est passé d’une tâche à l’autre toute la journée, on a l’impression d’avoir beaucoup travaillé. Mais ce n’est pas efficient, cela génère du stress et un certain mal-être et contribue à la perte de sens dont se plaignent de plus en plus de salariés. Il s’agit selon moi d’une forme d’esclavagisme contre laquelle il faut apprendre à résister.

  

Quelle est la responsabilité de l’entreprise dans cette pression à la connexion ?

S’il y a une explosion de mails dans une entreprise, c’est que les salariés ont peur de ne pas être assez visibles. Cela signifie que l’entreprise cautionne ce cercle vicieux et qu’il y a donc un dysfonctionnement. Ce n’est pas à chacun de faire son autopromotion, c’est aux managers de valoriser et reconnaître le travail de chacun. C’est pourquoi il est très important que l’entreprise ait un discours clair là-dessus et qu’elle définisse collectivement les bons usages à travers par exemple une charte à laquelle tous les salariés participent et adhèrent. Il faut que ça fasse partie de la culture d’entreprise. Celle-ci ne devrait donc pas faire en sorte de valoriser celui qui répond à un mail à minuit ou celui qui arrive tôt et qui part tard mais qui a passé sa journée à traiter des mails.

 

Explosion des mails, dysfonctionnements et cercle vicieux

 

Quels conseils mettre en œuvre pour vraiment déconnecter ?

Cela passe d’abord par un autodiagnostic : observer et noter ses usages au cours d’une journée. Combien de mails a-t-on envoyés ? À combien de mails a-t-on répondu ? Idem pour les SMS ? Combien de fois s’est-on connecté à Internet ? Ensuite, il faut hiérarchiser. Ne lire les mails pour lesquels on est en copie qu’en dernier et éviter soi-même le multi-copie et le "répondre à tous" (à ce sujet, lire cet article de L’Express, qui explique comment l’erreur d’un salarié ayant envoyé un e-mail à 33 000 collègues a déclenché une chaîne de réponses collectives rapidement incontrôlable, baptisée "Reply All-pocalypse").

On peut aussi se fixer des objectifs de consultation, de 11h à 12h par exemple. On peut supprimer les notifications. Et parfois, il vaut mieux se déplacer pour parler directement à son interlocuteur ou lui téléphoner. Enfin si l’on ne veut pas gâcher sa journée, on ne commence pas par regarder ses mails en se levant. De même, le soir, on évite de consulter ses mails. S’il y a une "vraie" urgence, on saura vous prévenir autrement que par mail. 

 

Que pensez-vous des entreprises qui ont par exemple introduit la "journée sans mail" ? 

C’est un peu gadget. Cela sert surtout à se donner bonne conscience mais c’est selon moi un non-sens absolu. On va imposer cette journée sans mail à tous alors que certains en ont peut-être un usage tout à fait raisonné et vont se retrouver bloqués ce jour-là. Toutefois, cette solution a au moins le mérite de reconnaître qu’il y a un problème et d'en faire prendre conscience aux managers et aux collaborateurs.

 

(1) "Mes mails m’emm...mêlent", de Yannick Chatelain, aux Editions Kawa, Janvier 2015, 92 pages.

Concepcion Alvarez
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