Publié le 20 octobre 2016
SOCIAL
Le fait religieux en entreprise : quels outils pour les managers ?
Selon une étude récente, en 2016, les deux tiers des managers ont été confrontés à des demandes de nature religieuse de la part de salariés. Des managers qui se sentent parfois mal armés pour y répondre. Décryptage.

Jakob Helbig / Cultura Creative / AFP
En 2016, près de deux tiers des salariés interrogés (65%) ont observé plusieurs "manifestations du fait religieux" au sein de leur entreprise, selon la quatrième édition de l’enquête Institut Randstad – OFRE (Observatoire du fait religieux en entreprise) (1). Ils étaient 50% en 2015. Une progression importante, qui traduit, selon les auteurs de l’étude, "un mouvement de banalisation du fait religieux au travail".
"Le fait religieux est étranger à de moins en moins d’entreprises. Il était auparavant exceptionnel et caché dans la sphère professionnelle ; il est aujourd’hui banalisé et parfois revendiqué par certains salariés. De plus en plus d’entreprises se positionnent : certaines en proscrivant toute expression de religiosité, d’autres en encadrant les pratiques et comportements. [...] La justice est de plus en plus souvent amenée à se prononcer sur des conflits opposant des entreprises à leurs salariés sur ce thème", écrit ainsi Lionel Honoré, professeur des Universités et directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise.
Quant aux salariés, ils savent désormais que l’entreprise privée n’est pas un lieu où la neutralité s’applique en règle générale et entendent donc exprimer leurs convictions religieuses.
Un fait religieux, c'est quoi ?
L’étude fait la distinction entre deux catégories de faits religieux. La première – la plus importante – concerne "des demandes ou des pratiques personnelles". Il s'agit principalement des signes religieux visibles, tel que le voile, demandé par les salariés (21%), les absences pour une fête religieuse (18%), l'aménagement des horaires (14%) et la possibilité de prier pendant les pauses (8%). "Combinés à d’autres faits, d’autres situations ou d’autres comportements, ils peuvent être problématiques, mais, par nature, ces faits ne sont rien d’autre que le résultat de l’interaction entre la vie privée et la vie professionnelle".
La deuxième catégorie concerne des faits pouvant "perturber et/ou remettre en cause l’organisation du travail et/ou transgresser des règles légales". Ils sont stables voire en baisse, mais représentent néanmoins un tiers des faits constatés. Parmi les cas observés : la stigmatisation d’une personne pour motif religieux (7%), le prosélytisme (6%), le refus de réaliser certaines tâches (6%), le fait de travailler sous les ordres d’une femme (5%), le fait de prier pendant le temps de travail (5%), le refus de travailler avec une femme (4%) ou avec un collègue (3%).
Nouvelle compétence managériale
Face à ces situations, les managers sont de plus en plus souvent sollicités : en 2016, 48% des situations nécessitent une intervention, contre 24% en 2014. Cela ne veut pas forcément dire que les conflits augmentent, mais plutôt que ces situations sont systématiquement prises en charge par un management de proximité.
"9 fois sur 10, il ne se passe rien, sinon une décision d’autorisation ou de refus d’absence, une remarque sur la nécessité d’adapter une tenue ou de retirer un signe, sans que cela ne pose de problème ni ne crée de tension, du moins pas davantage que lorsqu’un encadrant refuse un jour d’absence pour raison familiale ou invite un salarié à retirer un objet personnel de son espace de travail", souligne Lionel Honoré.
Mais parfois, la situation se tend. Les managers font alors face à des menaces d’accusation de discrimination religieuse ou raciale (81%), à la remise en cause de la légitimité de l’entreprise (56%) ou tout simplement à un refus de discuter (27%). Comment les managers gèrent-ils ces situations ? L’étude distingue trois façons de procéder :
- Discussion avec les personnes concernées pour rappeler les règles et éventuellement rechercher un arrangement.
- Demande d’aide auprès des services RH et juridiques.
- Sanctionner, le cas échéant, les salariés concernés.
Des réponses au cas par cas
Le baromètre montre cette année une meilleure maîtrise de la situation par les managers, mais ils se sentent encore parfois mal ou insuffisamment armés. Selon la loi, dans le secteur privé (et contrairement aux services publics), l'employeur ne peut pas interdire au salarié d'exprimer sa religion. Jusqu’alors, il pouvait restreindre ce droit d'expression religieuse seulement dans le cas où il entravait le bon fonctionnement de l'entreprise (respect des horaires, des lieux de travail, des tâches, mais aussi des normes d’hygiène, de santé ou de sécurité).
Des exceptions qui sont pourtant diversement interprétées… "Le droit apporte des réponses, mais elles sont indirectes et éparpillées dans différents codes, articles et arrêts de jurisprudence", souligne Lionel Honoré. Le cas de l’affaire à multiples rebondissements du voile de la directrice adjointe de la crèche Baby Loup en est l’un des exemples les plus frappants.
C’est ce qui amène le Medef à penser qu’il "faut traiter le fait religieux en entreprise comme une question personnelle. Quand quelqu’un vous demande de partir à 16h30 pour récupérer ses enfants, vous regardez si c’est possible et vous répondez en fonction. Avant d’accepter ou de refuser toute demande religieuse, le manager doit se poser deux questions : Est-ce que ça désorganise le travail ? Est-ce que c’est accepté par le reste de l’équipe ?", souligne Pierre Gattaz, le patron du Medef, lors de la présentation du baromètre de la perception des inégalités en entreprise.
Pour aider ses adhérents chefs d’entreprise, l’organisation patronale a d’ailleurs publié un guide, lancé un e-learning et teste actuellement une hot line dédiée.
De fait, les guides pratiques se multiplient (comme celui de la CFDT ou du gouvernement qui est attendu prochainement) pour aider les entreprises à gérer ce type de problématique.
Vers une législation ?
Depuis quelques années, plusieurs entreprises se sont aussi dotées de chartes destinées à encadrer ces manifestations religieuses. Mais une seule entreprise à ce jour – Paprec – a été jusqu’à imposer la stricte neutralité religieuse à ses salariés, dans un certain flou juridique.
La loi El Khomri pourrait changer la donne. Elle introduit en effet dans le code du travail la possibilité d’inscrire dans le règlement intérieur de l’entreprise le "principe de neutralité" et de "restreindre la manifestation de conviction des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché".
Une disposition approuvée par le Medef, mais que contestent l’Observatoire de la laïcité et la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l'Homme), pour plusieurs raisons. D’une part, parce que le principe de neutralité entre "en contradiction avec la Constitution, la Convention européenne des droits de l’Homme et le droit communautaire". Mais aussi parce que le nouvel article de loi crée une "insécurité juridique tant pour les employeurs que pour les salariés", qu’il ouvre la porte à des "interdits absolus et sans justification objective (…), visant toutes les convictions, religieuses certes mais également syndicales et politiques", et montre la voie à d’éventuelles discriminations et, en retour, au développement d’entreprises communautaires.
Selon l’enquête de l’Institut Randstad - OFRE, 62% des répondants sont opposés à une loi règlementant le fait religieux.
(1) L’étude a été réalisée entre avril et juin 2016, sur la base d’un questionnaire en ligne conduit auprès de 1 405 salariés exerçant pour la plupart (61%) des fonctions d’encadrement. L'Observatoire du fait religieux en entreprise est un programme de recherche développé au sein du laboratoire GDI (Gouvernance et développement insulaire) de l’Université de Polynésie française.