Publié le 27 janvier 2023
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Comment Sleeping giants mine les revenus publicitaires des médias controversés
Ce sont des lanceurs d'alerte. Les Sleeping Giants, les "géants endormis", interpellent depuis des années les entreprises qui, parfois malgré elles, ont payé un espace de publicité dans des médias controversés tels que CNews ou Valeurs Actuelles. Ce collectif de bénévoles anonymes a réussi à dépouiller de leurs revenus publicitaires plusieurs sites, en nouant un dialogue constructif avec des marques comme Maif ou Decathlon. Un virage pour les annonceurs qui ne peuvent plus rester muets : "Aujourd’hui, si on ne se prononce pas, on est complice".

@iStock / Onur Hazar Altindag
"Bonsoir Franprix, regardez où votre pub se retrouve à votre insu : sur Wikistrike.com, site conspi qui relaie servilement la propagande de guerre de Poutine.
Bonsoir @Franprix,
Regardez où votre pub se retrouve à votre insu : sur #Wikistrike.com, site conspi qui relaie servilement la propagande de guerre de Poutine : le texte sur lequel vous vous affichez est directement issu de #Sputnik, média du Gvt russe, interdit en Europe ! pic.twitter.com/Lo9HPJDRhS— Sleeping Giants FR (@slpng_giants_fr) January 23, 2023
"Pensez-vous, Cabaia, que TPMP (Touche pas à mon poste, ndr) va trop loin, qu’il dérape régulièrement, qu’il dépasse les bornes de la décence ? Alors pourquoi placer vos pubs dans cette émission dont le fonds de commerce est la grossièreté et l’humiliation ?
Pensez-vous, @CabaiaOfficiel, que #TPMP va trop loin, qu'il dérape régulièrement, qu'il dépasse les bornes de la décence ?
Alors pourquoi placer vos pubs dans cette émission dont le fonds de commerce est la grossièreté et l'humiliation ?#opTPMP pic.twitter.com/dcM81OiwXx— Sleeping Giants FR (@slpng_giants_fr) January 20, 2023
Sur le fil Twitter de Sleeping Giants, les interpellations coulent à flots. Ce sont des centaines et des centaines de tweets qui sont postés depuis 2017 en France, appelant les annonceurs à retirer leurs publicités de médias dits "toxiques", penchant souvent vers l’extrême droite comme CNews ou Valeurs Actuelles. Le but est clair : taper aux portefeuilles de ces sites qui vont à l’encontre de valeurs qu’ils jugent universelles tels que les droits humains, la tolérance, l'égalité, le respect, ou encore le droit à une information fiable et vérifiée.
"Les marques ne savent pas où leur publicité apparaît"
"Les annonceurs financent à leur insu un écosystème de haine", commentent auprès de Novethic deux membres de Sleeping Giants qui préfèrent rester anonymes. "Nous ne contestons pas à ces médias le droit d’exister tant que leur contenu reste conforme à la loi, mais leur mode de financement doit s’adapter à ce contenu et leurs partenaires commerciaux doivent être informés et consentants". Et de fait, pendant longtemps la stratégie des marques a été d’acheter le plus d’espace possible pour accroître leur visibilité, quitte à ne plus savoir où se retrouve leur publicité.
"L’achat de pub en ligne se fait par l’intermédiaire de plusieurs plateformes qui prennent les espaces les moins chers", affirme à Novethic Rémi Devaux, économiste et doctorant à Mines ParisTech dont les travaux portent notamment sur l’économie de la publicité numérique. "Sleeping Giants permet aux entreprises de savoir où leur message apparait. Et surtout, il a permis de se rendre compte des bénéfices de l’hyper-ciblage", ajoute Rémi Devaux.
Perte d’annonceurs en cascade
Le collectif a mené deux campagnes qui ont particulièrement porté leur fruit visant l’émission "Face à l’info" avec Éric Zemmour sur CNews et "Zemmour et Naulleau" sur Paris Première. "Nous ne pourrons jamais savoir quel est l’influence exacte de nos actions, mais, en TV, nous sommes certains qu’elles ont joué un rôle majeur dans la perte d’annonceurs de CNews autour de l’émission de Zemmour en 2020/2021 et sur Paris Première également, où la chaîne a carrément retiré toutes les publicités du créneau", évoque Sleeping Giants.
Leclerc, Maaf, Maif, Groupama, Monabanq, Ferrero… ces marques ont en effet toutes décidé de retirer leur publicité de l''une ou l'autre des émissions, voire des deux. "En aucun cas nous ne cautionnons les propos et prises de décisions de M. Zemmour", justifiait Ferrero sur Twitter en 2019. Aujourd'hui, le groupe ne souhaite pas "faire de commentaires à ce sujet" soulignant que leur "stratégie publicitaire est confidentielle". "Sleeping Giants joue un rôle de veille et d’alerte, il pointe les dissonances qui apparaissent avec les valeurs de l’annonceur, précise à Novethic Amélie Ott, responsable de la communication externe de la Maif qui s'est retiré de l'émission d'Éric Zemmour sur CNews en 2019. On ne le vit pas comme une pression, c’est une information qu’il nous donne. La seule pression qu’on se met c’est d’être à la hauteur des valeurs qu’on défend".
Le magazine Valeurs Actuelles, cible du collectif, a lui aussi été dépouillé de ses annonceurs. Cité par Le Parisien, le site estime avoir perdu 40% de ses recettes publicitaires. "Touche Pas à mon poste" sur C8, Boulevard Voltaire, Breizh Info ou encore Causeur… la liste des sites impactés est longue. En quelques années, Sleeping Giants a réussi à nouer des "rapports cordiaux", selon le collectif, avec les annonceurs.
La riposte des Corsaires
Reste que la riposte s’organise. Face aux "géants endormis", voici les Corsaires. Ce groupe, lancé en septembre 2021 est bien moins "artisanal" que Sleeping Giants, composé exclusivement de bénévoles anonymes. Ils entendent lutter contre "la piraterie woke" et défendre la "liberté d’expression". Selon une enquête de l’ADN et de Street Press, les Corsaires ont des liens avec les agences de communication d’Émile Duport, celui qui était en charge de la communication autour de la Manif pour tous et porte-parole de La marche pour la vie. Ils mettent la pression sur les entreprises interpellées par Sleeping Giants pour qu’elles ne retirent pas leurs publicités des médias ciblés.
"On a reçu des centaines de mails et des menaces", évoque à Novethic une entreprise qui préfère rester anonyme. Les marques seraient-elles prises en étau ? "Non, on sait de quel côté il faut aller", juge cette source. "Avec la généralisation des démarches RSE et d’inclusion, les entreprises sont davantage soumises à un devoir de transparence. Avant, quand elles ne disaient rien, c’était un engagement neutre. Aujourd’hui, si on ne se prononce pas, on est complice", tranche Stéphanie Laporte, fondatrice de l’agence social media Otta, qui accompagne notamment des entreprises interpellées par Sleeping Giants.
Marina Fabre Soundron @fabre_marina