Publié le 30 juin 2015
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Alstom : anatomie d’un système en faillite
Le groupe Alstom tient son assemblée générale ce mardi 30 juin. Un rendez-vous qui s’annonce houleux. En cause : l’amende record de 772 millions de dollars à payer à la justice américaine, la prime de 4 millions d’euros accordée au PDG Patrick Kron, et le rachat par General Electric (GE) sous le joug de la commissaire européenne à la concurrence. Le tout sous fond de corruption. Alstom est poursuivi dans huit affaires à l’étranger.

Medhi Fedouach / AFP
Une nouvelle assemblée générale sous haute tension. Alors que Patrick Kron, le PDG d’Alstom, avait obtenu l’accord des actionnaires sur la cession de la branche énergie du groupe à l’Américain General Electric (GE), lors de la dernière assemblée qui s’est tenue le 19 décembre 2014, il se pourrait bien que la décision soit invalidée aujourd’hui. Elle sera en tout cas remise sur la table.
L’actionnaire activiste PhiTrust a adressé cinq questions écrites à la direction d’Alstom. Elles portent sur la régularité du vote du 19 décembre. Ce jour-là, les actionnaires ont appris que l’amende record de 772 millions de dollars infligée par la justice américaine serait finalement payée par Alstom et non par GE. "Or, la plupart des actionnaires institutionnels avaient déjà voté", peut-on lire dans le courrier.
Prime de 4 millions d’euros controversée
PhiTrust s’interroge également sur la prime de 4 millions d’euros versée au PDG, Patrick Kron, et approuvée par le Conseil d’administration. Une prime qui "peut être considérée comme une prime de départ déguisée, alors que vous [Patrick Kron, NDLR] laissez un groupe qui publie des pertes et est amputé des trois quarts de son activité." Le cabinet de conseil de vote Proxinvest a de son côté soumis les mêmes questions à la direction d’Alstom, mais aussi à l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui aurait ouvert une enquête, selon le JDD.
À cela vient s’ajouter une note très détaillée de l’ONG Sherpa, qui décrit le système de corruption en place chez Alstom entre 1999 et 2011. Or, Patrick Kron est aux manettes du groupe depuis 2003. Pour rédiger cette note, Sherpa s’est appuyée sur l’accord conclu par Alstom avec le département de la justice américain, le 22 décembre dernier, dans lequel le groupe français a plaidé coupable.
Le géant de l’énergie et des transports a reconnu que certains de ses employés avaient versé des pots-de-vin, par l’intermédiaire de consultants extérieurs, pour décrocher des contrats en Indonésie, en Égypte, en Arabie saoudite, à Taïwan et aux Bahamas.
Visé par une enquête depuis 2010 pour violation du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), le groupe Alstom s’est vu infliger une amende de 772 millions de dollars, la plus importante jamais prononcée dans une affaire de ce type, pour faits de corruption commis à l’étranger, falsification des livres et registres, et pour ne pas avoir mis en œuvre des contrôles internes adéquats entre 2000 et 2011.
La responsabilité des dirigeants en cause
Sherpa va jusqu’à poser la question de la responsabilité des dirigeants. Citant le département de la justice américain qui affirme qu’ "Alstom a failli en toute connaissance de cause à mettre en œuvre et maintenir des contrôles adéquats", l’ONG conclut que "les actes de corruption semblent n’avoir pas pu être ignorés des dirigeants en charge du contrôle d’éthique et de conformité."
Or seul un cadre dirigeant d’Alstom a été inquiété : Frédéric Pierucci. Arrêté en avril 2013, lors d’un déplacement professionnel aux États-Unis, il est emprisonné pendant 14 mois dans un établissement de haute sécurité, au milieu de criminels de haut rang.
Alors vice-président monde de la division chaudière, proche de Kron, il lui est reproché d’avoir participé à un système de pots de vin pour l’obtention d’un marché en Indonésie en 2004, alors qu’il était le directeur commercial d’une filiale d’Alstom dans le Connecticut. Une façon de mettre la pression sur la direction d’Alstom ?
Une incarcération pour mettre la pression sur Alstom ?
C’est l’hypothèse défendue notamment par le centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R), un think tank, dans un rapport publié le 22 décembre dernier, intitulé "Racket américain et démission d’État : les dessous des cartes du rachat d’Alstom par GE" : "Pour accroître la pression sur Alstom et bien faire comprendre à ses dirigeants les risques encourus, les autorités américaines arrêtent, en avril 2013, le Français Frédéric Pierucci (…). À partir de juillet 2013, les dirigeants du groupe Alstom prennent conscience des conséquences terribles que cela pourrait avoir pour eux. Les menaces de poursuites pour corruption ont donc joué un rôle majeur dans la décision de Patrick Kron de vendre ses activités 'Energie' à GE sous la pression du Departement of Justice arte américain.'
Dans l’accord signé par Alstom avec la justice américaine, il est précisé que "la coopération entre les deux parties n’a pu avoir lieu qu’à partir du moment où le Département de la justice a accusé plusieurs dirigeants et salariés d’Alstom." Jusqu’à alors, le groupe français était plutôt réticent à la signature d’un plaider coupable, contrairement à son partenaire japonais qui a accepté un arrangement dès 2012.
"Je veux tordre le cou à cette rumeur qui établit un lien entre cette enquête et notre projet stratégique avec GE. Cela n’a aucun rapport. Aucun ! Et penser que j’aie pu chercher à protéger Alstom, voire à me protéger moi-même, est absurde et particulièrement faux", avait réagi Patrick Kron dans une interview au Figaro, datant du 19 décembre dernier.
Le paiement de l’amende de 772 millions de dollars repoussé deux fois
En attendant, le PDG d’Alstom a réussi à repousser par deux fois le paiement de l’amende américaine qui doit lui éviter des poursuites pour corruption aux États-Unis. Fait inédit puisqu’en temps normal, l’amende doit être payée dans les dix jours ouvrés après la décision de justice. Le groupe avait obtenu un premier délai courant jusqu’au 26 mai.
Il a désormais jusqu’au 25 septembre pour s’en acquitter. Hasard de calendrier ? Le rachat d’Alstom par GE n’est pas encore conclu et est soumis au feu vert de la Commission européenne attendu pour le mois d’août.
Mme Vestager, en charge du dossier à Bruxelles, a adressé le 12 juin "une communication des griefs" aux deux groupes. Elle liste les points sur lesquels il pourrait y avoir "un abus de position dominante". En cas de fusion, il ne restera en effet que deux acteurs - GE et Siemens - en Europe pour la fabrication et l’entretien de turbines à gaz.
Un tel document peut être le prélude à un veto de la part de la Commission européenne. En 2001, cette dernière s’était déjà opposée au rachat par GE d’Honeywell International, au nom de la concurrence.
Deux cadres mis en examen par Londres
Par ailleurs, Alstom fait l’objet de huit poursuites judiciaires pour des faits, là encore, de corruption. Au Royaume-Uni notamment, le Serious Fraud Office (SFO) enquête sur cinq affaires s’étalant de juin 2004 à mars 2010, donc après l’arrivée de Patrick Kron à la tête du groupe.
Deux anciens hauts responsables ont été mis en examen, dont Jean-Daniel Lainé, le directeur de la "compliance", chargé de faire respecter la conformité des opérations avec l’éthique et la loi, chez Alstom Power de 2004 à 2006, puis au sein du groupe jusqu’en 2013. Cela vient entacher la ligne de défense d’Alstom, qui a toujours soutenu que les faits de corruption pour lesquels elle était visée concernaient des faits anciens.
A minima, la justice britannique risque de prononcer de nouvelles sanctions financières qui n’ont pas été provisionnées par Alstom. De quoi assombrir encore un peu plus un tableau déjà bien noir, et susciter l’inquiétude des actionnaires réunis ce mardi. Des actionnaires à qui Patrick Kron avait promis non plus 4 milliards mais 3,5 milliards d’euros de dividende lors de l’assemblée de décembre.