Quinze ans après, la Cour de Cassation vient de mettre fin, par sa décision du 21 janvier 2025, à l’une des plus importantes affaires judiciaires traitant du harcèlement au travail : l’affaire France Telecom. Ses dirigeants ont été reconnus coupables de harcèlement moral institutionnel, et condamnés à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende. Alors qu’ils dirigeaient l’entreprise à la fin des années 2000, les deux cadres dirigeants avaient mis en place un système de management extrêmement dur, dégradant massivement la santé mentale des travailleurs de l’entreprise, jusqu’à provoquer une vague de suicides au travail en 2009. Si l’affaire a permis la reconnaissance juridique de la notion de harcèlement moral institutionnel, elle est aussi l’illustration d’une crise de santé publique majeure qui se développe dans le monde du travail : la dégradation de la santé mentale des travailleurs.
Faire le diagnostic précis de cette dégradation est complexe, tant les données de santé de millions de travailleurs sont difficiles à obtenir et à normaliser, mais de nombreux chiffres vont dans ce sens. Selon une étude menée par OpinionWay, plus de 40% des salariés en France se disent ainsi en détresse psychologique, et plus de 70% attribuent cette détresse à leur travail. Les données de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) publiées en août 2024 montrent que près d’un tiers des salariés affichent un mauvais score d’état de santé mentale, quand 10% d’entre eux souffrent d’épisode dépressif majeur ou de trouble anxieux généralisé. Burn-out, stress chronique, anxiété et manque de sommeil lié au travail semblent devenir les maux quotidiens de millions de travailleurs, qui voient progressivement leur santé mentale se dégrader.
Une épidémie de burn-out, dépressions, anxiété
Selon le Ministère du Travail, le nombre de pathologies psychiques reconnues par l’Assurance Maladie comme étant d’origine professionnelles, c’est-à-dire liées au contexte de travail et de management a ainsi plus que doublé entre 2016 et aujourd’hui. Plus de 10 000 accidents du travail liés à la santé mentale et près de 2 000 cas de maladies psychiques liées au travail ont ainsi été officiellement reconnus par l’organisation en 2023, selon son rapport annuel. Mais ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Dans un récent rapport, l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) estime ainsi que les atteintes à la santé mentale sont à la fois sous-déclarées et sous-reconnues en France. Interrogé par Novethic, Loïc Lerouge, directeur de recherche au CNRS, et au Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale explique que “les données montrent clairement qu’il y a une hausse très significative des dépressions d’origine professionnelle et des maladies psychiques liées au travail“. Il déplore notamment que ce problème de santé publique n’ait pas fait l’objet d’une attention plus soutenue des pouvoirs publics et des entreprises depuis vingt ans, malgré les signes.
“Dans les années 1980, l’essentiel des problèmes de santé liés au travail étaient les troubles musculo-squelettiques, les TMS, mais depuis une vingtaine d’années, les choses ont changé”, explique quant à elle Laurence Durat, professeure à l’Université de Haute Alsace en sciences de la formation et du management. Avec l’évolution des emplois, qui ont explosé dans le tertiaire et baissé dans les secteurs industriels et ouvriers, la pénibilité a changé : elle est moins physique, et plus psychique. “Dans les années 1990 on a pris conscience qu’un facteur important pesait sur les salariés : le stress”, ajoute Laurence Durat. Au point, selon la spécialiste, que c’est désormais l’un des principaux facteurs explicatifs de la souffrance au travail.
Les femmes en première ligne
Cette crise sous-jacente touche aujourd’hui tous les secteurs, mais elle frappe encore davantage certains types de métiers, notamment ceux liés à l’aide et au contact social. “Toutes les professions qui sont en contact avec le public, notamment quand ce dernier est en souffrance, sont particulièrement touchées. Mais c’est également vrai pour celles qui ont une responsabilité morale, par exemple dans l’éducation ou les métiers d’intérêt général”, explique Laurence Durat. Surreprésentées dans les métiers du soin, de l’aide ou de l’éducation, les femmes sont donc les plus touchées par les risques psychosociaux, et ce d’autant qu’elles cumulent souvent cette “charge mentale” au travail avec une charge mentale familiale qui peut décupler le stress et l’anxiété.
Selon les données du Programme de surveillance des maladies à caractère professionnel de Santé Publique France, on trouve ainsi deux fois plus de femmes que d’hommes parmi les travailleurs affectés par des maladies psychiques. Cette épidémie de burn-out touche d’ailleurs aussi les travailleurs plus privilégiés. Cadres, ou même dirigeants, soumis à un stress quotidien, et à des injonctions de plus en plus contradictoires, sont même désormais la catégorie professionnelle la plus touchée par les troubles psychologiques liés au travail.
Une crise encore taboue
Difficile pourtant de faire reconnaître cette crise de santé publique. Selon la sociologue et directrice émérite de recherche au CNRS Danièle Linhart, “on a eu tendance à renvoyer la souffrance au travail à un problème individuel, à “psychologiser” cette crise”. Plutôt que de comprendre les causes structurelles de la dégradation de la santé mentale dans le monde du travail, on a enjoint les individus à se traiter sur le plan personnel, à se faire accompagner par des psychologues ou suivre des thérapies hors du cadre du travail. Alors que le travail est encore largement considéré comme un espace dédié à la performance, difficile de libérer la parole : “chacun est obligé de garder pour lui ses doutes, ses angoisses, les contraintes qu’il subit” explique l’experte.
Pour Laurence Durat, “il faudrait aujourd’hui sortir d’un réductionnisme qui met en cause les personnes, leur subjectivité, leur personnalité, et s’attacher à comprendre ce qui, dans l’organisation du travail et dans le management provoque du mal-être.” Mais aujourd’hui, les managers sont peu formés à la question des “risques psycho-sociaux” dans le monde de l’entreprise, et ils ne savent donc pas comment faire face à la crise. “En général, les dirigeants font le choix de mettre en place des coachs, des séances de méditation, des numéros verts de psy, mais rien de tout ça n’aide vraiment quand on n’attaque pas le problème à sa source”, explique Danièle Linhart.
Manque de dialogue social
De leur côté, les pouvoirs publics commencent à peine à entrevoir l’ampleur du problème, grâce notamment aux différents rapports de l’Assurance Maladie, de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), de l’Anses. Mais peu de choses sont réellement mises en place pour y faire face. Le débat sur la pénibilité qui s’est tenu ces dernières années, sur fond de réforme des retraites et de l’assurance chômage, n’a pas effleuré la question des troubles psychologiques, tandis que les différentes réformes du monde du travail n’ont fait qu’aggraver la crise.
“Depuis les ordonnances Macron et la fusion des instances de représentation du personnel, les entreprises sont moins bien équipées et ont moins de moyens pour gérer la santé mentale… L’objectif était de simplifier, cela a aggravé les choses”, explique ainsi Loïc Lerouge. Le manque de dialogue social dans les entreprises, l’intensification des procédures au travail ou encore la précarisation des travailleurs dénoncés ces dernières années par les partenaires sociaux ne fait d’ailleurs que peser encore plus sur la santé mentale des travailleurs, sans que rien ne soit réellement mis en place pour endiguer le problème.
Il est pourtant urgent d’agir. “Si l’on ne fait rien, tout cela va coûter très cher à long terme, notamment aux entreprises”, explique Laurence Durat. Selon les estimations de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), à l’échelle mondiale ce sont 12 milliards de jours de travail qui sont perdus à cause des troubles psychiques d’origine professionnelle chaque année, une perte équivalente de 1 000 milliards de dollars de productivité. Plus dramatique, c’est la vie de millions de travailleurs qui est marquée par cette crise de la santé mentale au travail. Après l’affaire France Télécom, l’INRS estime encore que 10% des suicides en France seraient liés au travail, soit près de 1 000 vies perdues chaque année.