Le totem de la croissance du PIB est-il en train de tomber au sein des instances de réflexion économiques et sociales françaises ? La concordance, à quelques jours d’intervalle, de la publication par le Cese (Conseil économique, social et environnemental) d’une étude sur les alternatives à la croissance, et de celle par l’Insee de ses “comptes augmentés” laisse en tout cas penser que les débats s’ouvrent progressivement sur ce sujet.
De manière inédite pour une assemblée représentative française, le Cese se demande ainsi si la croissance du PIB est “compatible avec les limites planétaires” et s’interroge sur de nouveaux “indicateurs pour piloter les politiques économiques et mesurer leurs impacts“. Et c’est justement la thématique sur laquelle se penche l’Insee dans ses comptes augmentés, en mettant en avant des indicateurs alternatifs au classique Produit Intérieur Brut (PIB), en calculant notamment un “Produit Intérieur Net Ajusté” des émissions carbone, et une “Epargne Nette Ajustée”.
Production économique, dette climatique
“Cela fait des années que l’Insee et les institutions publiques réfléchissent à de nouveaux indicateurs”, commente Yann Kervinio, chercheur associé au Cired et responsable scientifique de l’axe sur la comptabilité nationale de la chaire Comptabilité écologique. “Déjà en 2009 avec le rapport Stiglitz sur la mesure des performances économiques et du progrès social, et en 2015 avec la loi Eva Sas, ou encore les Objectifs de développement durables, l’idée de publier des nouveaux indicateurs de développement était sur la table ; c’est très intéressant que l’Insee contribue à ce mouvement avec ces nouveaux indicateurs”, ajoute-t-il. De son côté, Timothée Parrique, économiste et auteur de “Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance“(Editions Seuil), voit dans les publications de l’Insee et du Cese “un petit pas dans la bonne direction” pour mieux prendre en compte les limites aux modèles économiques centrés sur la croissance du PIB.
“Ce qui est particulièrement intéressant, dans les travaux de l’Insee, c’est la notion d’épargne nette ajustée du carbone”, pointe Yann Kervinio. Cet indicateur consiste à calculer une forme de dette climatique implicite, en quantifiant le coût des mesures nécessaires pour arriver à la neutralité carbone et en déduisant ce coût du montant de l’épargne nationale. “Cela montre que lorsque l’on crée de la croissance et de la production économique, tout une partie de cette production ne nous profitera pas car nous devrons l’utiliser pour limiter nos émissions et faire face à la crise climatique”, explique l’expert. L’indicateur ouvre ainsi une porte pour intégrer les coûts économiques de nos externalités environnementales ou sociales aux prévisions économiques.
Autre apport des comptes augmentés : la notion de Produit Intérieur Net ajusté des émissions carbone, qui mesure la création nette de valeur économique en prenant en compte la dégradation du patrimoine économique liée à la poursuite des émissions de gaz à effet de serre. L’Insee calcule ainsi qu’à cause des émissions françaises, ce sont 94 milliards d’euros de Produit Intérieur Net qui ont été perdus en 2023.
Changer les indicateurs, changer les narratifs, changer les politiques
Alors, est-on en train d’assister à la fin de la primauté de la croissance du PIB comme indicateur des politiques économiques ? Si le Cese et l’Insee semblent ouvrir à nouveau le débat, Timothée Parrique précise que ces travaux ne sont en réalité pas très nouveaux : “ces questions sont déjà bien connues des chercheurs qui travaillent sur le sujet”, explique l’économiste, rappelant les travaux menés depuis les années 1970, par le Club de Rome, mais aussi plusieurs générations d’économistes travaillant sur les indicateurs alternatifs et sur les enjeux liés aux alternatives à la croissance. “Au-delà des indicateurs et des notes d’analyse, il faut surtout regarder comment tout cela contribue à produire de nouveaux récits pour organiser les politiques économiques, en cohérence avec des principes de soutenabilité forte“, complète Yann Kervinio.
Or, c’est sur ce point que les choses stagnent depuis près de 20 ans. Les nouveaux indicateurs publiés chaque année par le gouvernement depuis la loi Eva Sas (avec notamment des indicateurs sur la satisfaction dans la vie, l’artificialisation des milieux ou encore les inégalités) ne font pratiquement jamais l’objet d’un débat public, et en dehors des chiffres de la croissance et du chômage, peu sont relayées médiatiquement ou politiquement. Pour Yann Kervinio, “il faut maintenant passer à l’étape d’après, pousser la réflexion plus loin, par exemple en créant des tableaux de bord de pilotage des politiques économiques, basés sur l’ensemble des enjeux environnementaux et des limites planétaires, et pas seulement le carbone”. L’expert évoque les développements récents sur les écosystèmes du SEEA (System of Environmental Economic Accounting), un cadre en discussion dans les sphères onusiennes depuis 1993, et qui pourrait être un outil pour développer des données et indicateurs au-delà des seuls enjeux climatiques.
Timothée Parrique, lui, est plus pessimiste sur la capacité de ces débats à faire bouger les lignes. “Les notes d’analyse et les indicateurs alternatifs s’accumulent mais rien ne change dans la réalité, ce sont des publications et des données qui vont ravir des chercheurs comme moi, mais qui n’auront aucun impact. C’est une bonne chose d’avoir ces notes d’analyse, mais attention à ne pas penser qu’il suffit d’acheter des livres de régime pour arriver à perdre du poids, résume-t-il. Le scénario le plus probable est que dans 50 ans, d’autres personnes liront ces notes de l’Insee et du Cese avec surprise, se demandant pourquoi nous n’avons pas agi alors que nous savions.” A voir les coupes budgétaires et les renoncements en cours en matière de politiques de transition écologique et sociale, on peut en effet craindre que les discussions ouvertes par l’Insee et le Cese ne changent pas vraiment la dynamique. “Le monde brûle et les pouvoirs publics n’appellent même pas les pompiers”, conclut avec cynisme Timothée Parrique.