Publié le 23 avril 2024

En communicant sur sa politique de “salaire décent”, Michelin relance un vieux débat sur le niveau de rémunération digne pour les travailleurs. Une responsabilité dont de plus en plus d’entreprises se saisissent. Mais qui ne suffit pas toujours à améliorer la situation économique de nombreux salariés, qui reste, elle, très fragile, en France et dans le monde.

Le salaire minimum en France n’est pas suffisant”. C’est en tout cas ce que Florent Menegaux, président du groupe Michelin, dénonçait récemment dans une interview donnée au journal Le Parisien. Le patron de l’équipementier et fabricant de pneumatiques français en profitait pour mettre en avant la politique de “salaire décent” mise en place pour tous ses salariés dans le monde, soit plus de 130 000 personnes.

Pour Florent Menegaux, le “salaire décent” chez Michelin doit théoriquement permettre à chaque salarié “d’envisager le logement, la nourriture mais aussi le loisir, un peu d’épargne” avec un seul salaire “pour une famille de quatre individus – deux parents et deux enfants”. Un seuil plus élevé que le salaire minimum, y compris en France, puisqu’il s’élèverait à près de 40 000 euros brut par an à Paris, ou un peu plus de 25 000 euros brut à Clermont-Ferrand, alors que le SMIC est situé à 21 203 euros brut annuels.

Quel salaire minimum pour vivre dignement

C’est à partir des critères de l’association Fair Wage Network que Michelin a conçu cette grille du salaire décent. L’association suisse calcule ainsi près de 3 000 seuils de salaire en fonction des zones géographiques dans les différents pays du monde et du coût local de la vie. Au Brésil, le salaire décent de Michelin représenterait par exemple plus de 37 000 réals (2,2 fois le salaire minimum) et en Chine près de 70 000 yuans (2,4 fois le salaire minimum). “En moyenne, le salaire décent représente entre 1,5 fois et 3 fois le salaire minimum” précise ainsi Florianne Viala, directrice de la rémunération de Michelin. Lorsque l’entreprise a commencé à travailler avec le Fair Wage Network, plus de 5% des salariés du groupe, soit près de 7 000 salariés, étaient en dessous de ces seuils. Aujourd’hui, Michelin assure que tous ses salariés ont un salaire décent.

La communication de Michelin, largement reprise dans les médias et les milieux économiques, vient relancer un débat ancien sur la notion de “living wage”, ou salaire décent. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) considère, notamment via sa convention 131 adoptée dès 1970, que le paiement d’un salaire décent fait partie des responsabilités essentielles des entreprises. Poussé par le Pacte Mondial des Nations Unies, le salaire décent fait aujourd’hui l’objet d’engagements signés, avec plus ou moins d’ambiguités, par de nombreuses grandes entreprises comme Ikea, H&M, Unilever ou encore L’Oréal. La question devient même un enjeu pour les investisseurs : le Forum pour l’Investissement Responsable, par exemple, interroge régulièrement les entreprises sur leur politique de salaires décents lors des Assemblées Générales.

Salaires et rémunérations justes : la première responsabilité sociale des entreprises

Le salaire décent est pourtant loin d’être atteint pour nombre de travailleurs. Dans le monde, un travailleur sur cinq, soit plus de 730 millions de personnes, survivent avec moins de 3 dollars par jour. Dans les pays dont la main-d’œuvre alimente les chaînes d’approvisionnement des multinationales, les niveaux de salaires restent extrêmement bas. Au Bangladesh, fin 2023, des grèves historiques avaient ainsi paralysé les usines de l’industrie textile pendant plusieurs semaines, pour demander la revalorisation des rémunérations. Même en France, parmi les 9 millions de personnes en situation de pauvreté, on compte près d’un million de “travailleurs pauvres”, survivant avec 50 à 60% à peine du salaire minimum, selon les chiffres de l’Insee. Ces dernières années en Europe, la hausse des prix a même remis cette crise des rémunérations au cœur du débat. En 2022 et 2023, les hausses des salaires français, pourtant supérieures de 4%, ont ainsi à peine compensé l’inflation.

Pour Nicolas Robert, délégué syndical central Sud chez Michelin interrogé par l’AFP, le “salaire décent” présenté par le patron du groupe est d’ailleurs “loin de la réalité”.On a de plus en plus de salariés qui peinent à finir les mois. Ils sont en mode survie depuis 3 ans. […] Ça fait mal au cœur pour une entreprise comme la nôtre. Le problème reste encore le même : le partage inégal des richesses“, ajoute-t-il. Pour Romain Baciak, représentant CGT du groupe, la question est aussi celle des écarts de salaires : “dans le même temps, on a des hauts cadres qui ont des bonus à presque 6 chiffres. C’est indécent d’un côté, alors que de l’autre des salariés n’arrivent pas à se nourrir” dénonce-t-il toujours auprès de l’AFP. Un débat qui fait écho à la controverse sur la rémunération gigantesque de Carlos Tavares, patron de Stellantis.

Une chose est sûre, la question du salaire décent et de la juste rémunération n’a pas fini d’être au cœur des débats dans le monde de l’entreprise. Comme le rappelle Alexandre Rambaud à Novethic, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting) qui entre en vigueur cette année, prévoit d’ailleurs que les entreprises dévoilent les données de leurs politiques en matière de salaire décent. La loi sur le devoir de vigilance européen devrait étendre cette responsabilité à l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris chez les fournisseurs. L’occasion pour le législateur européen de rappeler une évidence : la première responsabilité sociale d’une entreprise, c’est de payer dignement ses travailleurs.

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