C’est un luxe abordable qui ne connaît pas la crise. Symbole d’élégance, le parfum continue de séduire les consommateurs prêts à débourser plusieurs dizaines, voire centaines d’euros pour profiter de fragrances enivrantes. Pourtant, à l’autre bout de la chaîne, les conditions de travail des cueilleurs et cueilleuses de plantes n’a rien de glamour. D’après une enquête édifiante dévoilée le 28 mai dernier par la BCC, les fleurs de jasmin utilisées pour produire certains des parfums distribués par les géants de la cosmétique L’Oréal et Estée Lauder seraient cueillies par des enfants.
Une situation alarmante constatée par les journalistes du média britannique durant l’été 2023 en Egypte, l’un des principaux pays producteurs de jasmin. Dans la province d’Al-Gharbia, Heba, une “cueilleuse indépendante” a accepté d’ouvrir sa porte aux reporters. Chaque nuit, à 3h du matin, la travailleuse se rend dans les champs de jasmin, avant que le soleil ne se lève et n’abîme les précieux boutons. Ses quatre enfants, dont le plus jeune a seulement 5 ans, l’accompagnent dans l’espoir de ramasser le plus de plantes possibles et d’augmenter leurs gains.
Une pratique récurrente
“Tout le monde dans ce village, du plus âgé au plus jeune, cueille des fleurs de jasmin. Les enfants dès l’âge de sept ans, se lèvent à l’aube, cueillent le jasmin pendant quelques heures, puis se rendent à l’école”, témoigne l’un des cueilleurs à la BBC. La tâche n’est pas sans conséquences sur le suivi scolaire des enfants. Ne disposant pas de matériels de protection adaptés, ils souffrent également de blessures et de graves allergies, rapporte Heba, dont le cas est loin d’être isolé. S’il est interdit aux personnes de moins de 15 ans de travailler entre 19h et 7h du matin en Egypte, les journalistes de la BBC ont observé la récurrence de cette pratique illégale au sein de plusieurs exploitations.
Pour les habitants, la situation s’explique par le faible prix du jasmin qui les obligeraient à faire intervenir leurs enfants pour survivre. En effet, alors que l’Egypte subit une forte inflation, résultat d’une crise économique, la valeur des petites fleurs blanches fixée par les usines qui en extraient l’huile, reste constamment basse. Une nuit de travail a ainsi rapporté à Heba et ses enfants environ 1,5 dollar, pour 1,5 kg de fleurs collecté. En parallèle, l’industrie du parfum s’est quant à elle rarement aussi bien portée. Selon une étude de Fortune Business Insights, le marché, en pleine croissance, pourrait passer de 48 milliards de dollars en 2023, à 77 milliards en 2032.
“Avoir l’huile la moins chère possible”
Alors, comment expliquer ce décalage ? Selon Christophe Laudamiel, parfumeur indépendant interrogé par la BBC, les sociétés appelées “maîtres”, comme L’Oréal et Estée Lauder, seraient à l’origine de pressions sur les prix, ensuite répercutées par l’intermédiaire des maisons de parfumeries qui créent les fragrances, sur les usines puis les exploitations. “Ils ne régissent pas le salaire des cueilleurs, ni le prix réel du jasmin”, explique Christophe Laudamiel. Mais “l’intérêt des maîtres est d’avoir l’huile la moins chère possible à mettre dans le flacon de parfum, puis de la vendre au prix le plus élevé possible”.
En tant que donneuse d’ordre, L’Oréal et Estée Lauder se doivent néanmoins de contrôler leur chaîne d’approvisionnement. Pour cela, les deux entreprises font notamment appel à des sociétés d’audit en charge de vérifier “le respect des règles de diligence”. Un processus “profondément défectueux” notent les journalistes de la BBC qui confirment les certifications reçues par les usines égyptiennes pourtant fournies, en partie, par des travailleurs mineurs.
Devoir de vigilance
Contacté par Novethic, Estée Lauder répond à ces conclusions en affirmant son engagement contre le travail des enfants. “Nous sommes activement engagés avec nos fournisseurs sur cette question, écrit la marque dans un communiqué. Nous croyons fermement à la collaboration et à l’engagement à long terme pour résoudre les problèmes socio-économiques complexes auxquels sont confrontées ces petites communautés de collecte, sachant qu’un changement significatif et durable ne se produira pas du jour au lendemain.” De son côté, L’Oréal, qui n’a pas à ce jour répondu à nos questions, atteste auprès de la BBC qu’elle “ne demande jamais aux Maisons de Parfumerie de descendre en dessous du prix du marché pour les ingrédients au détriment des agriculteurs”. “Malgré nos engagements forts, nous savons que dans certaines parties du monde où les fournisseurs de L’Oréal opèrent, il y a des risques que nos engagements ne soient pas respectés”, ajoute par ailleurs la société.
Un enjeu qui semble récurrent pour de nombreux acteurs du secteur de la parfumerie. En mars 2023, Dior était épinglé dans une enquête publiée par Médiapart, pour les conditions de travail imposées aux cueilleuses de fleurs d’ylang-ylang dans les Comores. L’une des réponses à la problématique de traçabilité pourrait cependant reposer sur l’application du devoir de vigilance. “Tant que nous ne nous éloignerons pas des réglementations privées et volontaires dans lesquelles les entreprises dirigeantes rédigent leurs propres règles, mènent leurs propres enquêtes par le biais d’audits ou de certifications, nous n’assisterons pas à un changement.”, estime Jason Judd, directeur exécutif du Global Labor Institute de l’université de Cornell interrogé par Vogue Business.