Les discussions s’enlisent en ce moment à Bruxelles autour de la future directive sur le devoir de vigilance européen. Cette dernière est censée imposer aux entreprises en Europe de mettre en place des mesures d’identification et prévention des atteintes aux droits humains et à l’environnement. Vendredi 9 février devait ainsi se tenir un vote crucial au Conseil pour la validation finale du projet de directive, dans un contexte agité, puisque selon Euractiv, plusieurs pays, dont l’Allemagne, la Suède et la Finlande, avaient annoncé leur intention de s’abstenir et leur volonté de renégocier. Finalement, le vote sera reporté à une date qui n’est pas encore connue, peut-être cette semaine.
Le devoir de vigilance doit pourtant être l’un des grands piliers de la transformation durable des entreprises européennes. La directive sur le devoir de vigilance européen, CSDDD (Corporate Social Due Diligence Directive) telle qu’elle avait été validée par le trilogue européen fin 2023 prévoyait notamment d’obliger toutes les entreprises de plus de 500 salariés opérant en Europe, ainsi que les PME opérant dans des secteurs critiques (textile, activités minières, agriculture, sylviculture et pêche) à adopter des mesures visant à identifier et prévenir les risques sociaux et environnementaux sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, y compris parmi leurs fournisseurs. L’accord prévoyait même, chose rare, des sanctions civiles pour les entreprises ne respectant pas ces obligations de vigilance, ce qui constituerait une révolution juridique pour les entreprises en Europe.
CSDDD : la difficile anticipation des entreprises
Mais pour l’instant, les retards pris dans le processus législatif européen au sujet de la CSDDD, et la volonté de certains Etats membres de renégocier le texte, n’aident pas vraiment les entreprises à se projeter. Charlotte Guériaux Reynal, fondatrice du cabinet d’accompagnement RSE Transition & Co explique : “Le texte n’est pas encore stabilisé, et avec les élections européennes qui arrivent, on viserait une applicabilité pour 2028… C’est une temporalité très longue.” Sans cadre clair et sans calendrier, il est donc difficile pour les entreprises d’anticiper et de se préparer au chantier immense que représente le devoir de vigilance. La consultante spécialisée ajoute : “Trop peu d’entreprises anticipent le niveau d’ambition et de transformation demandé par le devoir de vigilance en matière de durabilité”.
Il faut dire qu’avant la CSDDD, beaucoup d’entreprises sont occupées par une autre réglementation européenne clé : la CSRD (Coporate Sustainability Reporting Directive), qui oblige déjà les entreprises à approfondir leur reporting social et environnemental. “Aujourd’hui, la CSRD fige tout le reste. Beaucoup d’entreprises se concentrent aujourd’hui sur la CSRD, et repoussent le reste à plus tard…” explique Fanny Bénard, directrice générale de BuyYourWay, cabinet spécialisé en achats responsables. Sébastien Mandron, responsable du groupe de travail sur la réglementation au Collège des Directeurs du Développement Durable confirme : “Évidemment, nous allons commencer à entrer dans le détail de la CSDDD. Mais pour l’instant nous sommes complètement dans la CSRD et rien d’autre. Cela va nous occuper pour les 9 prochains mois presque exclusivement.” Charlotte Guériaux Reynal résume ainsi : “la plupart des entreprises ne sont en réalité pas assez structurées pour gérer en même temps tous ces enjeux complexes, alors elles priorisent.”
Le manque de moyens et d’ambition, dans un contexte économique compliqué
Il faut dire que la bascule qui est en train de s’opérer au niveau européen en matière de juridicisation de la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) a pris de cours une grande partie des entreprises européennes. Désormais, le temps d’une RSE à la carte, optionnelle, marketing est en train de se refermer, pour laisser place à un cadre juridique beaucoup plus contraignant, qui oblige les acteurs à mobiliser des moyens techniques et financiers au service de leur transformation durable. Pour Charlotte Guériaux Reynal, c’est là que cela coince : “Pour les directions RSE, on en revient encore en 2024 à la question de se donner les moyens pour franchir ce nouveau cap. Dans les faits, certains grands acteurs de l’industrie commencent à plancher vraiment sérieusement sur ces sujets complexes, et à y allouer des moyens, mais au global, on observe un niveau de maturité qui reste très hétérogène sur les enjeux comme le devoir de vigilance”.
Et ce manque de moyen ne risque pas de se résorber dans les prochains mois, vu les tensions dans le secteur privé. Certaines entreprises traversent péniblement les difficultés économiques actuelles, notamment les PME et n’auront, comme le rappelle Charlotte Guériaux Reynal “pas les moyens de s’engager tout de suite dans des transformations structurelles“. Pour autant, le mouvement de recul législatif en cours sur la CSDDD et plus largement sur la transition écologique et sociale a de quoi inquiéter, car il instaure un flou et un va-et-vient permanent qui empêche les entreprises de se projeter sereinement dans un nouveau paradigme économique… Dont nous avons pourtant cruellement besoin pour faire face à la crise sociale et environnementale.