Publié le 01 septembre 2015

Cartouche supply chain

SOCIAL

Nestlé soutient-il le travail forcé en Thaïlande ?

Un cabinet d’avocats américain a annoncé avoir lancé le 28 août une plainte en nom collectif (class action) devant un tribunal américain contre Nestlé. Son objet ? Soutien délibéré au travail forcé dans les pêcheries thaïlandaises. Une accusation grave, réfutée par le groupe suisse mais qui remet en lumière des pratiques dénoncées de longue date dans ce secteur et ce pays.

En Thaïlande, des centaines de milliers de Cambodgiens et de Laotiens travaillent sur des bateaux de pêche dans des conditions proches de l'esclavage.
Nicolas Asfouri / AFP

Le géant suisse de l’agroalimentaire, Nestlé, tolère-t-il le travail forcé de l’un de ses fournisseurs d’aliments pour animaux thaïlandais, Thai Union Frozen Products PCL ? C’est en tout cas ce que dénonce le cabinet d’avocats américain Hagens Berman qui vient de lancer une class action devant le tribunal fédéral du centre de Californie contre la firme.

"Des acheteurs de produits pour animaux ont porté plainte aujourd'hui [28 août 2015, NDLR] contre Nestlé, accusant le fabricant d'aliments de soutenir en toute connaissance de cause un système d'esclavage et de trafic d'êtres humains pour produire les aliments pour chats de la marque Fancy Feast, tout en cachant sa complicité avec des violations des droits de l'Homme", détaille le cabinet dans un communiqué.

Selon la plainte, "Nestlé importe via un fournisseur thaïlandais, Thai Union Frozen Products PCL, plus de 28 millions de livres (12 000 tonnes) d’aliments pour animaux à base de fruits de mer pour de grandes marques vendues en Amérique, dont une partie est produite dans des conditions d’esclavage". Celles-ci sont détaillées par le cabinet d’avocats, qui dit s’appuyer sur des enquêtes de medias comme The New York Times, et sur ses propres investigations : des Cambodgiens et des Birmans sont vendus à des capitaines de bateaux comme membres d’équipages. Ils doivent y effectuer un travail épuisant jusqu’à 20 heures par jour, avec peu ou pas de salaire, et peuvent être battus voire tués en cas de refus.

 

Des consommateurs trompés ?

 

Or, en vertu des lois en vigueur (California Consumer Legal Remedies Act et Unfair Competition Law and False Advertising) en Californie, Nestlé devrait dénoncer les pratiques de son fournisseur, estime le cabinet d’avocats, qui invite les consommateurs des produits de la marque à se rallier à sa plainte.

"En cachant cela au public, Nestlé a effectivement trompé des millions de consommateurs en soutenant et en encourageant le travail d'esclaves sur les prisons flottantes (…). Il est un fait que les milliers d'acheteurs de ses produits (…) n’auraient pas acheté cette marque s'ils avaient su la vérité", a déclaré l’associé gérant de Hagens Berman, Steve Berman. Nestlé a "échoué à assurer sa responsabilité de veiller à l'absence de travail forcé dans ses chaînes d'approvisionnement - et pire encore, Nestlé a non seulement soutenu ces violations des droits humains, mais a contraint les consommateurs à faire la même chose", estime encore le cabinet d’avocats.

Cependant, Nestlé nie toutes ces accusations : "Le travail forcé n'a aucune place dans notre chaîne d'approvisionnement. Le code des fournisseurs de Nestlé, et les lignes directrices du sourcing responsable sur les poissons et fruits de mer, obligent nos fournisseurs à respecter les droits humains et les législations du travail en vigueur", a ainsi affirmé le groupe suisse dans un e-mail à Novethic.

 

Nestlé nie en bloc

 

Nestlé précise également travailler avec les parties prenantes aux niveaux mondial et local pour éliminer toute possibilité de travail forcé dans la chaîne d’approvisionnement. C’est notamment le sens de sa collaboration avec l’OIT (Organisation internationale du travail) sur la définition de lignes directrices dans le secteur, ou avec Achilles, un cabinet de conseil indépendant, avec qui le groupe travaille depuis 12 mois pour "mieux comprendre les strates multiples de la chaînes d’approvisionnement dans l’industrie thaïlandaise des fruits de mer". Mais aussi de son partenariat avec Vérité, une ONG spécialisée dans la lutte contre le travail forcé et le trafic d’êtres humains, a souligné Nestlé.

Selon le groupe, l’ONG a collecté des informations sur les navires de pêche, les usines et les fermes piscicoles de Thaïlande et des ports d'Asie du Sud-Est, afin d'identifier les lieux de travail forcé et des violations des droits de l'Homme. Ses conclusions, ainsi qu'un plan d'action, seront publiées durant le quatrième trimestre, précise Nestlé.

 

La pêche thaïlandaise connue pour le travail forcé

 

Le problème réside dans le fait que la Thaïlande est connue depuis des années pour le travail forcé qui a cours dans certaines de ses pêcheries. Depuis des années, l’OIT et l’ONU dénoncent de "graves abus " à bord des bateaux de pêche de la région.

Et plusieurs ONG (voir le rapport d’Environmental Justice foundation et ses suites) ainsi que de nombreux medias (lire dans The New York Times ou The Guardian) publient régulièrement des enquêtes et reportages sur les conditions de travail qui ont cours dans ce secteur. Selon les propres chiffres de 2014 du gouvernement thaïlandais, près de 300 000 esclaves travaillent dans l’industrie de la pêche.

L’an dernier, un reportage du Guardian avait déjà fait grand bruit sur le sujet. Les auteurs, qui avaient enquêté 6 mois sur place, révélaient que l’un des fournisseurs de crevettes (Charoen Pokphand Foods) de grands distributeurs occidentaux (Tesco, Walmart…) achetait de la nourriture pour ses élevages à des fournisseurs impliqués dans un vaste réseau d’esclavage de migrants venus de Birmanie ou du Cambodge.

Après les révélations du Guardian, certains distributeurs comme Carrefour avaient alors suspendu toute relation commerciale avec l’entreprise.

Depuis, le gouvernement issu du coup d’État militaire du 22 mai 2014, affirme mettre en œuvre tous les moyens contre le trafic d’êtres humains dans ce secteur. Mais ceux-ci restent sous-dimensionnés et atténués par la corruption endémique qui ronge le pays, soulignent plusieurs associations de droits de l’Homme dans un rapport publié en février 2015. La Thaïlande est aujourd’hui rangée dans le plus bas niveau du classement du traitement des travailleurs par pays établi par le département d’État des États–Unis (Traffincking in Persons reports).

Cette action collective remet aussi au goût du jour la question du niveau de responsabilité des donneurs d’ordres sur leur chaîne d’approvisionnement. L’an dernier, une proposition de loi française sur le devoir de vigilance avait été adoptée par l’Assemblée nationale après de multiples rebondissements. Mais elle n’a pas eu de suite : sa date d’examen par le Sénat n’est toujours pas connue et son principe est vivement critiqué par les organisations patronales.

Mais au niveau international (Convention sur le travail forcé de l’OIT) ou dans certains pays comme les États-Unis (une loi contre le trafic des personnes en Californie a été adoptée en 2012, et proposée au niveau fédéral en juillet 2015) ou l’Angleterre (loi contre l’esclavage moderne), de nouvelles lois créent déjà un risque juridique très concret pour les entreprises qui ne prendraient pas suffisamment de mesures visant à prévenir ce type de violations des droits humains. Tant et si bien que des investisseurs demandent déjà des comptes aux entreprises dont ils sont actionnaires sur ces sujets.

Béatrice Héraud
© 2023 Novethic - Tous droits réservés

‹‹ Retour à la liste des articles

Pour aller plus loin

En 2014, 36 millions de personnes sont victimes d’esclavage moderne dans le monde

Le rapport publié le 17 novembre par une organisation de défense des droits de l’Homme fait les comptes : en 2014, près de 36 millions de personnes sont victimes de travail forcé, d’exploitation sexuelle, de traite d’êtres humains ou de  servitude pour dette ou de mariage forcé/arrangé....

Prix Pinocchio 2014 : les nominés sont…

Comme chaque année, les Amis de la Terre France, en partenariat avec le Centre de recherche et d’information pour le développement (CRID) et Peuples Solidaires-ActionAid France, ont désigné des entreprises qui "méritent", selon elles, de concourir pour les prix Pinocchio. Ceux-ci sont...

Mondial de football au Qatar : un match serré entre Sherpa et Vinci

Le 23 mars, l’association Sherpa a déposé plainte contre le groupe Vinci Construction et contre sa filiale basée au Qatar pour dénoncer du travail forcé et de la servitude d’ouvriers. Le 24 mars, Vinci a réfuté ces accusations, et a annoncé une plainte contre Sherpa pour propos...

Mode : fausses étiquettes, véritable prise de conscience

Depuis une semaine, les soldes battent leur plein en France. Mais en Irlande, c’est une autre actualité qui secoue l’univers de la mode à bas prix. Des consommatrices ont retrouvé des étiquettes évoquant les conditions de travail dégradantes des ouvriers du textile sur des robes ou des...

SOCIAL

Sous-traitance

La chaîne de sous-traitance s’est considérablement étendue et complexifiée. Les conditions de travail dans les usines du monde en contradiction avec les codes de bonne conduite affichés par les grandes marques de distribution donneuses d’ordre, sont dénoncées par les ONG.

Ouvrieres textiles usine sri lanka LAKRUWAN WANNIARACHCHI AFP

Patagonia : la marque symbole de la mode éthique accusée d’exploiter des ouvrières textiles

L’exploitation des travailleuses textiles n’est pas l’apanage des marques de fast-fashion. Contre toute attente, Patagonia, entreprise réputée pour ses engagement éco-responsables, fait appel à des fournisseurs en Asie du Sud-Est ne respectant pas les droits humains, selon une récente enquête...

Relocalisation sante sanofi macron Laurent Cipriani POOL AFP

Automatisation, repli, coût... l'appel à la relocalisation confronté à d'importantes limites

Le Covid-19 a mis un coup de projecteur sur les défaillances des chaînes d'approvisionnement mondialisées dans des secteurs essentiels comme la santé. Emmanuel Macron a appelé à "rebâtir une souveraineté stratégique" en relocalisant certaines activités. Mais cet appel se heurte à de multiples freins...

Cenre d appel Teleperformance Medellin Colombie capture d ecran Vimeo

Téléperformance entre au CAC40 mais reste controversé sur le devoir de vigilance

Ce 19 juin, Téléperformance va intégrer le cercle fermé du CAC40 à la place de Sodexo. Si l’arrivée du géant français des centres d’appel n’est pas une surprise. Cette entreprise relativement discrète va maintenant être scrutée de près. Alors qu'elle a été mise en demeure l’an dernier sur son devoir...

Coronavirus Venis Italie AndreaPattaro AFP

Le Coronavirus se répand au Moyen-Orient, en Asie du sud-est et en Europe

Malgré les mesures de confinement prises en Chine suite à l’épidémie de Coronavirus, les malades se multiplient à travers le monde. Désormais, on trouve des sources significatives de contagion au Moyen-Orient, dans le sud est asiatique et en Europe. Sur ce dernier continent, c'est l'Italie qui est...