Publié le 29 septembre 2023

GOUVERNANCE D'ENTREPRISE

Scandale dans les crèches privées : "C'est l'Orpéa des tout-petits"

Un an et demi après le scandale Orpéa, c'est dans les crèches privées que le doute est semée en cette rentrée, avec la publication de deux livres-enquête aux révélations particulièrement choquantes. Repas et couches rationnés, soins minutés, salariées essorées : le modèle des crèches privées est à la dérive. Rencontre avec Elsa Marnette, l'une des co-autrices de Babyzness*.

Babyzness couv
Parents, salariées, directrices de crèches.. : tous les acteurs de la petite enfance ont été interrogées pour nourrir cette enquête sur les crèches privées.
Couverture du livre

Ecchymoses sur le visage, enfant qui s’enfuit de la crèche, couches et repas rationnés, soins minutés, surbooking, mal-être des salariées : votre livre décrit véritablement un "Orpéa des tout-petits". Comment tout cela a commencé ?

Cette expression n’est pas de nous. C’est un père de famille des Yvelines qui l’utilise pour la première fois après que son fils a échappé à la vigilance des pros, et a été retrouvé en body hors de la crèche. C’est l’un des premiers articles que nous avons publié sur le sujet. Dans le même temps, un collectif de parents dans le 93, à Neuilly-sur-Marne, ont décidé de retirer leurs enfants de la crèche car ils avaient perdu confiance en la direction. C’est à partir de là qu’on a commencé à s’intéresser aux crèches privées. Il y a des parallèles à faire à plusieurs niveaux avec le scandale Orpéa. D’abord, le public accueilli. Il s’agit de personnes vulnérables dans les deux cas. Les petits enfants ne peuvent pas parler et il est difficile de déceler la maltraitance chez eux. Il s’agit également d’entreprises privées, très largement subventionnées par les pouvoirs publics, qui ont des objectifs de rentabilité dans une logique d’économie des coûts.  

Les crèches privées sont arrivées dans les années 2000 et ont connu un boom grâce aux crèches d'entreprises et micro-crèches. Les communes aussi font de plus en plus appel à elles via les délégations de service public (DSP). Quelles en sont les conséquences ?

Là encore, l’expression n’est pas de nous mais de l’un des leaders du secteur qui parle en off du "low cost de la petite enfance". La concurrence entre les quelques grands groupes qui occupent le marché tire les prix vers le bas. Quand on regarde les appels d’offre de DSP, on a des fourchettes de prix qui vont de 3 500 euros à 8 000 euros par berceau pour le même cahier des charges. Pour beaucoup de mairies, c’est le critère du prix qui est le plus important. Ce sont donc les grands groupes qui remportent les marchés. Dans son rapport d’avril 2023, l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) s’inquiétait des offres "low cost" des crèches privées et de leurs conséquences sur l’accueil des enfants. Selon les dernières données, qui remontent à 2017, on comptait 700 établissements sur 12 000 en DSP mais c’est une tendance à la hausse. De même, si seulement 20% des crèches sont privées, 80% des nouvelles places ouvrent dans le privé.

Sur le terrain, comment se concrétise cette gestion par le chiffre ?

Les directrices – nous utilisons le féminin car nous avons principalement rencontrer des femmes – doivent tenir un budget, rendre des comptes à leur coordinatrice territoriale, qui elle-même doit rendre des comptes au siège. On ne veut pas généraliser mais ce qu’on veut dénoncer c’est ce système où des directrices vont commander moins de repas en se disant qu’il y aura des absents, ou qui vont rationner le nombre de couches utilisées par enfant, pour tenir leur budget. Dans certaines structures, les économies se font aussi sur le recrutement du personnel. Il y a des crèches qui ne fonctionnent qu’avec des CAP Petite enfance, une formation de 2 ans, avec souvent de très jeunes femmes qui démarrent dans le métier et qui ne sont pas suffisamment accompagnées. Cela a des conséquences sur l’accueil et le bien-être des enfants.  

Vous pointez également le mode de versement des subventions qui favorise le surbooking. C’est donc une pratique légale ?

Tout à fait. Le décret Morano de 2010 autorise les crèches à accueillir jusqu’à 120% de leur capacité si d’autres jours, elles sont à 80%. Et c’est là où les directrices de crèche nous disent qu’on leur demande des choses impossibles. Le jour où les crèches sont à 120%, il faut se débrouiller pour continuer d’accueillir tous les enfants. Une des salariées que nous avons rencontré nous a raconté qu’elle utilisait les lits à roulette, prévus en cas d’incendie, pour faire faire leur sieste aux enfants.

La prestation de service unique (PSU), versée aux établissements par la CAF, pousse également au remplissage des crèches. En effet, pour percevoir une bonification, il faut que le nombre d’heures facturées soit à peu près équivalent au nombre d’heures réalisées. Mais c’est sans compter sur les absences des enfants en cas de maladie. Dès lors, les directrices doivent "boucher les trous" avec de l’accueil occasionnel. Et trouver un vivier de parents à appeler en cas d’absence. L’une des directrices interrogées nous racontait qu’on lui avait demandé d’aller faire du commercial avec des flyers dans les commerces du coin pour proposer ces places occasionnelles. 

Peut-on dire qu’on se fait de l'argent sur le dos de nos bébés ?

Oui. C’est un business très rentable, de l’aveu même des sociétés de gestion. C’est le mode de garde le plus demandé. Le marché à conquérir est immense, et il a, en plus, le soutien de l’État. Ces vingt dernières années, l’obsession a été de créer des places de crèche, de faire de la quantité, et les gouvernements successifs ont assoupli la réglementation pour favoriser cette croissance. Pour les fonds d’investissement, tous les signaux sont au vert. C’est une valeur sûre. Prenons l’exemple de Babilou, qui a été la première crèche à recevoir le soutien d’un fonds d’investissement. Elle est passée de 17 crèches en 2008 à plus de 200 en 2012. Notre conclusion (après un an d'enquête et 200 entretiens, NDR) est que le soin et l’attention qui doivent être accordés aux jeunes enfants sont difficilement compatibles avec des exigences élevées de rentabilité financière. C’est aussi ce que dit en substance l’Igas. Dans plusieurs rapports, l’organisme interroge la forte rentabilité des crèches et appelle à une meilleure transparence financière des groupes privées vis-à-vis des financements publics. Le gouvernement a annoncé vouloir développer une culture du contrôle, reste à mettre les moyens.

Propos recueillis par Concepcion Alvarez

*Babyzness - Crèches privées : l'enquête inédite, Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, éditions Robert Laffont, septembre 2023, 336 pages. 


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