Publié le 20 décembre 2019
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
[Décryptage] France Telecom : la justice consacre le harcèlement institutionnel
Les trois anciens dirigeants de France Telecom, PDG, numéro 2 et DRH ont été condamnés le 20 décembre à la peine maximale pour harcèlement moral : un an de prison et 15 000 euros d'amende. La justice consacre ainsi le "harcèlement institutionnel" qui a fait une quarantaine de victimes dont 19 suicides entre 2008 et 2011.

@LionelBonaventure/AFP
Les neuf semaines de procès ont permis d'analyser en profondeur les causes de la crise gravissime qu'a traversée France Telecom il y a une dizaine d'années. La condamnation pour la première fois, ce 20 décembre, d'une entreprise et de ses anciens dirigeants pour "harcèlement institutionnel" créé un précédent juridique qui devrait faire date.
Le harcèlement moral suppose de cibler une personne donnée. Le harcèlement institutionnel est une forme juridique nouvelle qui permet de condamner le fait de mettre en place un système dont le but est de harceler des salariés pour les pousser au départ. Le procès a mis en exergue les ravages que peut causer la gestion d’une entreprise où les dirigeants résument les salariés à des chiffres dans des tableaux Excel.
Le prix du "redressement d'entreprise"
Ces drames sociaux avaient rendu visible l’impossibilité que rencontrent certains salariés, parfois très qualifiés, à faire face aux injonctions paradoxales que génèrent des modèles managériaux alliant objectifs irréalistes et systèmes de notation individuelle. On attend d’eux une performance extrême et constante qu’ils doivent mettre au service de l’entreprise pour développer sa performance financière. Ce modèle managérial a été popularisé dans les années 80 par IBM qui en a fait une marque de fabrique. L’idée que les "maillons faibles" devaient d’abord être identifiés puis éliminés pour que ce modèle fonctionne est progressivement devenue normale dans certaines entreprises.
Parmi les drames de France Télécom on trouve le cas de Rémy Louvradoux qui s’est immolé par le feu, en 2011, devant l’agence France Telecom de Merignac. Il avait tenté d’avertir sa hiérarchie mais sa lettre n'est jamais arrivée à destination, parce qu'il flottait dans l’organigramme et n’était plus vraiment rattaché à aucune direction. Cette version tragique du célèbre "Je ne suis pas un numéro" - phrase emblématique de la série culte "Le Prisonnier" - montre le prix que payent certains pour "redresser une entreprise". Une mission dont Didier Lombard, l’ex PDG, se sentait investi et à laquelle il s’accrochait toujours ce qui explique sans doute sa condamnation pénale qui compte quatre mois de prison ferme.
Pénurie de jeunes talents à venir
Dix ans plus tard, Orange a remplacé France Télécom, l’hyperconnexion le téléphone filaire et le débat autour des entreprises se focalise désormais sur leur "raison d’être". Il serait dangereux de croire que ce procès a été celui de méthodes révolues. Mettre l'humain au cœur de son modèle managérial reste très rare. Le S de l’acronyme ESG (pour environnement, social et gouvernance) reste un parent pauvre. Mais il se traduira sans doute assez vite, comme pour la crise environnementale, par la pénurie de "jeunes talents" qui ne voudront plus travailler pour des entreprises irresponsables qui manquent à grande échelle, de respect pour leurs salariés.
Anne-Catherine Husson-Traore, @AC_HT, Directrice générale de Novethic