Publié le 05 mars 2015
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Corruption : aux États-Unis, les entreprises en cure de désintoxication
Quand la justice américaine détecte des cas de corruption, elle choisit souvent de conclure un accord avec l'entreprise concernée. Celle-ci doit alors payer une amende, mais elle doit également respecter à la lettre un code éthique afin de se "désintoxiquer" de la corruption. C’est ce qui arrive aujourd’hui au groupe français Alstom. Et selon les spécialistes de la lutte anti-corruption, ça fonctionne. Explications.

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Des dizaines, voire des centaines de millions de dollars d’amende, voilà les chiffres astronomiques qui font la une des journaux à chaque fois qu’une multinationale est épinglée par la justice américaine pour des faits de corruption.
Mais ces méga-amendes ne représentent en fait que la partie émergée de l'iceberg. Sous la surface, on trouve une arme anti-corruption terriblement puissante : le programme de"compliance", c'est-à-dire de mise en conformité. Comme on le ferait pour soigner l’addiction d’une personne, l’entreprise prise en faute va être envoyée en "rehab" (cure) pour l’obliger à se désintoxiquer de la corruption.
Gadget ? Trompe-l’œil ? Pas du tout. Pour les experts de la lutte anti-corruption, c’est une méthode "redoutable", qui produit des résultats "spectaculaires", et dont la France aurait tout intérêt à s’inspirer.
Le "monitor", acteur clé de la "réhab"
En décembre dernier, le groupe français Alstom a signé une "transaction" de ce genre aux États-Unis. En échange de la suspension des poursuites pénales, le géant des transports et de l'énergie va devoir payer quelque 770 millions de dollars, mais aussi suivre pendant trois ans le fameux programme de "compliance". Les détails de cette cure anti-corruption ont été listés par le Département de la Justice.
Si Alstom ne souhaite pas commenter cette décision, l’entreprise n’hésite pas à mettre en avant son "Code d'éthique applicable à tous les collaborateurs", qui en découle directement, sur son site internet.
De simples belles paroles ? Il ne vaudrait mieux pas. Car l'entreprise condamnée doit prendre des mesures concrètes, comme par exemple former ses commerciaux sur le terrain et ses managers. Et pour veiller au grain, un "monitor" est souvent engagé. Cet acteur indépendant a un rôle crucial : choisi et payé par l'entreprise, il doit être adoubé par le Département de la Justice, dont il devient les yeux et les oreilles. Sa mission : rédiger des rapports réguliers sur l’application du programme éthique et établir des recommandations, le plus souvent contraignantes.
Un système dissuasif
Maître Laurent Cohen-Tanugi est le seul avocat français à avoir déjà exercé cette fonction aux États-Unis. Il a suivi le dossier Alcatel-Lucent, une affaire de pots-de-vin datant du début des années 2000. "Le monitor n'est pas Sherlock Holmes. Mais il a accès à tous les documents qu'il souhaite, à toutes les personnes, il procède beaucoup par interviews, du top management aux employés locaux. Il fait aussi des visites sur le terrain", raconte-t-il.
L'entreprise peut-elle le duper ? "Bien sûr, elle peut nous abuser. Mais objectivement, elle a intérêt à jouer le jeu", témoigne cet avocat inscrit au barreau de Paris et de New-York. La justice américaine menace en effet les récalcitrants de reprendre les poursuites à la première incartade.
Un observateur qui a suivi de près plusieurs dossiers d'entreprises françaises prises en faute n'hésite pas à décrire un "séisme du sommet à la base. Quand on a vécu ça une fois, cette angoisse d'être à nouveau pris en faute, on n'a pas envie de recommencer".
Une méthode à importer
Cette méthode de la "rehab" fonctionne. Tous ceux qui ont pu l'observer le confirment. La Banque mondiale, qui avait placé Alstom sous son propre système de surveillance il y a trois ans pour un cas de corruption en Zambie, a ainsi décidé fin février de lever cette sanction. Pas par angélisme, mais avec la certitude que l'entreprise est vraiment en train de devenir "meilleure". "La 'compliance', ce n'est pas une science, c'est un art", reconnaît le directeur des opérations Stephen Zimmerman.
Et selon lui, les entreprises ont tout à y gagner. "Regardez ce que la corruption a coûté à Alstom : contrats perdus, amende à payer, réputation entachée, cours de l'action en baisse. Est-ce que la corruption leur a rapporté de l'argent ? Je ne le crois pas".
C'est en tout cas avec cette justice transactionnelle que les États-Unis sont devenus en l'espace de quelques années les "gendarmes du monde" en matière de corruption. La France aurait tout intérêt à s'en inspirer. "Ces entreprises françaises qui font des chèques énormes au Trésor des États-Unis, c'est de l'argent qui serait bien utile pour réduire nos déficits publics", glisse Daniel Lebègue, Président de Transparency international France.
Cette organisation non gouvernementale a récemment transmis une note de synthèse sur le sujet au gouvernement. Comme aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie ou encore en Espagne, la justice travaille désormais avec cette même idée qu'un malade de la corruption peut se soigner.