Publié le 05 avril 2023
ENVIRONNEMENT
Climat : ces avocats qui bifurquent
Est-ce un tournant pour la profession d'avocat ? Outre-Manche, 120 éminents avocats ont signé une "déclaration de conscience" indiquant qu’ils refuseront désormais de poursuivre des manifestants écologistes pacifiques ou de représenter des projets d’énergies fossiles. En France, si plusieurs avocats interrogés par Novethic disent pouvoir rejoindre ce mouvement, certains alertent sur l’importance de continuer à défendre toute personne, en tant que fondement du système judiciaire. "C'est une fausse bonne idée", tacle Arnaud Gossement.

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C’est une "déclaration de conscience" qui est passée inaperçue en France mais qui fait beaucoup de bruit Outre-Manche. 120 éminents avocats, pour la plupart britanniques, indiquent dans une déclaration révélée par le journal The Guardian qu’ils refuseront désormais de poursuivre les manifestants pour le climat ou de représenter des nouveaux projets d’énergies fossiles. "Nous demandons à notre gouvernement et à nos collègues d’agir d’urgence pour faire tout ce qu’ils peuvent afin de s’attaquer aux causes et aux conséquences des crises climatique et écologique, pour promouvoir une transition juste et équitable", indiquent-ils.
Parmi ce groupe baptisé "Lawyers are responsible", soit "Les avocats sont responsables", se trouve Paul Powlesland. L’avocat, spécialisé dans la défense des droits des militants écologistes, écrit sur Twitter : "Dans ma vie professionnelle, je crois que je dois faire le bien et ne craindre personne et, en tant que tel, je ne me permettrais pas d’être complice de l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité."
BSB is investigating the Lawyers Are Responsible declaration. Here’s my letter to them: “In my professional life I believe I must do right & fear no-one &, as such, I will not allow myself to be an accessory to one of the greatest crimes in human history.” https://t.co/3hCNYf5U7z pic.twitter.com/uLPDT2QbuI
— Paul Powlesland (@paulpowlesland) April 1, 2023
L’avocat et directeur de Good Law Project KC, Jolyon Marughman ajoute dans une tribune : "La loi n'a pas toujours raison. Parfois, la loi ne reflète pas les préférences démocratiques du peuple. Parfois la loi est laide et parfois elle est mauvaise. Parfois, elle met en évidence l'influence pernicieuse de l'argent sur la politique. Parfois, la loi est la danse de la victoire du pouvoir".
Corinne Le Page : "Je pourrais signer cette déclaration"
Mais cette prise de position ne fait pas l’unanimité. "Des avocats "woke" pourraient être radiés après avoir déclaré qu’ils ne poursuivraient pas les manifestants 'pacifiques' contre le changement climatique", titre le Daily Mail. Et de fait, 18 avocats, dont 6 avocats du roi, ont signé cette déclaration. Or ils sont accusés de porter atteinte à une règle d’or, le "cab-rank" en anglais, soit le fait pour un avocat d’accepter tout travail dans un domaine dans lequel il est compétent. C’est le "fondement essentiel de notre système judiciaire" justifie Sir Keir, directeur des poursuites publiques chez KC.
Le débat est houleux et s’exporte en France. Les avocats peuvent-ils entrer en rébellion comme les scientifiques le font face à l’urgence climatique ? Contactée par Novethic, l’avocate et ancienne ministre de l’environnement Corinne Le Page affirme faire déjà le tri. "Notre cabinet Huglo-Lepage Avocats est une société à mission, il y a donc des dossiers que je refuse parce qu’ils ne sont pas compatibles avec notre raison d’être", explique-t-elle. "Dans l’esprit, bien sûr que je signerais cette déclaration".
Même chose du côté de Sébastien Mabile, avocat spécialisé dans le contentieux environnemental. Il représente notamment les ONG qui ont poursuivi Danone sur son devoir de vigilance par rapport à sa stratégie plastique ou celles qui sont à l’origine du litige climatique contre TotalEnergies. "Tout le monde a droit à une défense, entreprises pétrolières ou pas. En revanche je comprends qu’on ne veuille pas participer à une entreprise de criminalisation de manifestants qui défendent l’intérêt général", explique-t-il à Novethic.
"Une fausse bonne idée"
Et de fait cette "déclaration de conscience" survient dans un contexte très particulier de répression des manifestants écolo en Grande-Bretagne. Une situation qui trouve largement écho en France où les affrontements entre force de l’ordre et manifestants se multiplient. Deux militants sont notamment tombés dans le coma à Sainte-Soline alors qu’ils contestaient la mise en place de mégabassines. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, les a qualifiés à de multiples reprises d’écoterroristes, a annoncé la dissolution du collectif Les Soulèvements de la Terre à l’origine de la contestation et a déclaré il y a quelques jours la création d’une cellule anti-ZAD, zones à défendre. Une criminalisation qui a poussé certains avocats à sortir de leur zone de neutralité traditionnelle.
"C’est la fausse bonne idée, c’est contre-productif", tacle Arnaud Gossement. Pour l’avocat en droit de l’environnement, défendre des criminels, des délinquants, des entreprises fossiles ne signifie pas excuser ou encourager leurs activités. "Si une entreprise vient me voir et me dit "j’ai pollué", je ne lui claque pas la porte au nez", explique-t-il tout en nuançant : "Si elle me demande d’être relaxée à tout prix, de trouver tous les vices de procédures possibles, je n’accepterai pas de la défendre. Par contre, si elle tient à être jugée correctement en mettant en place des choses pour que cette pollution ne se reproduise plus, elle est bienvenue", justifie-t-il. "On n’est pas dans un western, tout n'est pas blanc ou noir". Le débat ne fait que commencer.