Publié le 19 février 2019
ENTREPRISES RESPONSABLES
Devoir de vigilance : le cas de Total, attaqué sur le changement climatique, fera-t-il jurisprudence ?
En octobre 2018, un collectif d’associations et d’élus interpellait Total sur l’absence de mention du changement climatique dans son plan de vigilance. Pour le pétrolier cependant, ce risque ne fait pas partie de ses obligations. Sous la pression, il accepte pourtant de l’intégrer dans son prochain plan, qui doit être publié en mars. Insuffisant pour le collectif qui pourrait porter plainte contre l'entreprise.

@Labelle Lichelle Total
Depuis 2018, Total, comme toutes les grandes entreprises françaises, doit publier un plan de vigilance qui met en avant les risques que peuvent poser ses activités en matière de droits de l'Homme et d'atteintes à l'environnement. Mais suite à son premier exercice, le pétrolier se faisait interpeller en octobre par un collectif d’associations et d’élus pour ne pas avoir intégré le changement climatique à son document. Celui-ci menace d'une action en justice pour contraindre la multinationale.
Le changement climatique, un droit humain
Dans une lettre datée de janvier, Total explique que son Conseil d’administration a "convenu que le plan de vigilance qui sera contenu dans le rapport de gestion publié en 2019 traitera des risques liés au changement climatique" pour ses activités. En 2018 en effet, si le pétrolier avait bien pris en compte ce risque dans son rapport de gestion annuel, dans sa déclaration de performance extra-financière ainsi que dans son reporting TCFD (sur les risques financiers liés au climat), il ne l'avait pas mentionné dans son plan de vigilance. Il considère en effet que les obligations du devoir de vigilance ne concernent pas le changement climatique.
Dans sa lettre au collectif, Aurélien Hamelle, directeur juridique du pétrolier, explique que ces risques sont d’une "nature différente" que ceux du droit de l’environnement et des droits de l’Homme couverts par la loi. Or, pour Marta Torre Schaub, directrice de recherche au CNRS et directrice du Réseau droit et changement climatique, raisonner ainsi est une "erreur". L’environnement est considéré de manière holistique et le droit à un environnement sain est progressivement reconnu comme un droit humain fondamental, souligne-t-elle.
Une question de responsabilité
Mais "la difficulté réside surtout dans le fait que le réchauffement climatique lié aux énergies fossiles provient essentiellement de leur consommation, souligne l’avocat François Muller, associé du cabinet Altana. S'agissant en plus d'un phénomène diffus, il est difficile de rendre responsable une entreprise en particulier. En tant que pétrolier, et dans le cadre du devoir de vigilance, Total peut donc considérer que ce n’est pas un risque lié à son activité propre et donc l’écarter du plan de vigilance".
Un raisonnement que conteste Marta Torre Schaub. "Selon le Carbon Disclosure Projet, Total fait partie des plus gros pollueurs de la planète (1), donc cette distinction sur les émissions provenant des activités propres ou de celles des consommateurs n’est pas valable et elle déresponsabilise les entreprises. C’est d’autant plus incompréhensible et contradictoire que Total fait état de ce risque dans d’autres documents. Et ce, même si la prise au sérieux du risque climatique dans leurs documents doit être largement améliorée et actualisée dans leur plan de vigilance ", note la chercheuse. D’autres grandes sociétés de secteurs moins concernées par leurs activités propres comme BNP Paribas ou PSA en font d’ailleurs mention dans leur plan de vigilance.
Un premier procès sur le devoir de vigilance
Face à ces différentes interprétations, les suites du cas Total vont donc être scrutées avec intérêt. Le collectif attend de voir comment Total va présenter ce risque, lors de son deuxième plan en mars prochain, et surtout comment il entend y répondre. "La question de fond reste bien celle de la définition du risque climatique, avec un scénario 2°C adapté (...) et surtout la pertinence des actions mises en place par Total, notamment sur la recherche de nouveaux gisements. Le risque de poursuites judiciaires est encore important", assure l’un des avocats du collectif, Sébastien Mabile.
Le risque d’un procès "n’est pas neutre" pour les entreprises, assure François Muller, car "l’incertitude demeure sur le périmètre du plan de vigilance, et donc de la responsabilité civile, très singulière, qui y est attachée. Ce sera le fait de l’interprétation du juge". Celui-ci pourrait par exemple demander une extension du périmètre du risque climatique, allant jusqu’aux émissions de gaz à effet de serre liés aux consommateurs.
Mais plus que les sanctions judiciaires, le pétrolier risque par cette interpellation et l’éventualité d’un procès, d’écorner davantage sa réputation. Le tout, dans un contexte de prise de conscience populaire et de judiciarisation de "l’inaction climatique" qui touche les États comme les entreprises.
Béatrice Héraud @beatriceheraud
(1) avec 0,9 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial en intégrant le Scope3, c'est-à-dire les émissions de ses consommateurs, il est classé 19ème dans cette liste de 100.