Le président français aurait-il perdu la mémoire ? Emmanuel Macron vient en tout cas de s’attaquer frontalement à la directive sur le devoir de vigilance européen, la CS3D, qu’il avait pourtant soutenu tout au long de ces dernières années. “La CS3D et quelques autres régulations ne doivent pas être simplement repoussées d’un an mais écartées” a ainsi affirmé le président, soutenant le mouvement de dérégulation en cours en Europe, lors du sommet Choose France, qui réunissait les investisseurs étrangers pour tenter de les inciter à investir en France.
Le devoir de vigilance, qui impose aux entreprises de respecter les droits sociaux et environnementaux tout au long de leur chaîne de valeur, est pourtant une innovation réglementaire française. La France s’est en effet dotée en 2017, alors qu’Emmanuel Macron était ministre de l’Economie, d’une loi nationale sur le devoir de vigilance, qui a déjà permis à des citoyens et associations d’assigner des entreprises en justice pour non-respect de leurs obligations sociales ou écologiques. La directive européenne CS3D quant à elle, portée notamment par la France lors de sa présidence de l’Union européenne en 2023, et soutenue à l’époque par Emmanuel Macron, avait été adoptée en avril 2024 au Parlement européen, dans le but d’harmoniser les règles en la matière au niveau européen.
Il y a 10 ans, plus de mille vies ont été emportées dans l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh. Nous nous souvenons.
Dans des conditions indignes, les victimes travaillaient pour des marques de textile, y compris françaises.
Il fallait changer les choses.…
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) April 24, 2023
Distorsion réglementaire
La suppression de la directive européenne sur le devoir de vigilance soutenue par le président français créerait donc une distorsion réglementaire entre la France et le reste de l’Union européenne. Les entreprises en France seraient ainsi parmi les seules en Europe à devoir appliquer les obligations de vigilance sociale et environnementale, qui sont pourtant au cœur du modèle économique européen. Le monde associatif et la société civile ont d’ores et déjà réagi vivement aux annonces d’Emmanuel Macron. Pour Clara Alibert, chargée de plaidoyer pour CCFD Terre Solidaire, les déclarations du président sont “inacceptables et extrêmement dangereuses”, et la suppression de la CS3D représenterait un recul immense pour la protection des citoyens et des consommateurs européens. “Cela signifie-t-il que les États membres de l’UE ne soutiennent plus les Principes directeurs des Nations Unies et l’approche de l’OCDE en matière d’entreprises et de droits de l’homme ?” ironise de son côté Richard Gardiner, directeur des politiques européennes à la World Benchmarking Alliance.
En outre, la suppression du devoir de vigilance européen reviendrait à éliminer l’une des seules barrières réglementaires face à la concurrence des entreprises chinoises et américaines. La CS3D est en effet, comme d’autres directives du Green Deal, une loi extraterritoriale, qui oblige les entreprises étrangères souhaitant commercialiser en Europe à respecter les mêmes normes sociales et environnementales que les entreprises européennes… Protégeant donc ces dernières du dumping social et écologique et de la concurrence déloyale. “Ces réglementations ont été depuis sept ans le socle du travail mené par la France pour une juste concurrence et une protection de nos entreprises alignée avec les standards européens” commente pour Novethic Caroline Neyron, directrice générale du syndicat patronal du Mouvement Impact France. “Nous nous étonnons profondément que l’opposition à cette directive se fasse au nom de la “compétitivité des entreprises françaises” alors que responsabiliser nos partenaires commerciaux étrangers en les alignant sur les standards européens est une source de compétitivité essentielle pour notre économie” ajoute-t-elle. Alors que la France cherche en ce moment même au Parlement des leviers pour lutter contre la concurrence des entreprises de l’ultra-fast fashion comme Shein et Temu, l’annonce paraît en effet à contre-courant.
Cacophonie sur le devoir de vigilance
En outre, la position du président contraste avec celle défendue par la France dans les instances européennes depuis quelques mois. Si au début de l’année, son ministre de l’économie Eric Lombard soutenait le “report” du devoir de vigilance, il soutient aujourd’hui au contraire un maintien des obligations de vigilance, et défend notamment le principe d’une responsabilité civile harmonisée au niveau européen, pour préserver les intérêts économiques de la France. C’est donc une véritable cacophonie qui s’installe en Europe à propos de la position française dans les négociations sur l’omnibus, visant à simplifier le Green Deal.
L’annonce intervient en outre alors que le sommet Choose France, visant à attirer les investissements étrangers en France, est de plus en plus controversé. Depuis huit ans, les grandes entreprises étrangères, et notamment les Gafam, y multiplient en effet les annonces d’investissements, sans que les retombées économiques, sociales et écologiques ne soient toujours au rendez-vous. Plusieurs projets annoncés ces dernières années ont ainsi été finalement abandonnés, et les chiffres montrent que les projets établis en France créent moins d’emplois que dans d’autres pays européens (notamment l’Espagne). Data centers, entrepôts de logistique Amazon… Autant d’investissements qui sont justement décriés pour leurs conditions de travail, leurs impacts écologiques ou leurs conséquences sur le tissu économique local.