C’est le plus grand projet de séquestration de carbone dans le sol du monde. Et il vient de subir un sérieux coup d’arrêt. Situé dans le nord du Kenya, dans des “conservatoires communautaires” ou conservancies, des zones protégées où vivent des communautés locales, le projet porté par Northern Rangelands Trust (NRT), une organisation de conservation, vient d’être jugé “illégal” et “inconstitutionnel” par un tribunal kenyan.
Le jugement fait suite à une plainte de 165 membres des communautés affectées. Il confirme le fait que celles-ci n’ont pas été consultées de manière appropriée pour la création de deux des plus grands conservatoires de NRT et que leurs droits territoriaux ont été violés. Le tribunal a ainsi ordonné que les gardes du NRT, également accusés de violations des droits humains contre les peuples autochtones du territoire, quittent ces conservatoires.
“Des crédits non valides”
Le projet qui a été jugé illégal servait à générer des crédits carbone vendus à des grandes entreprises à travers le monde pour compenser leur bilan carbone. Selon les informations révélées par l’ONG Survival International, qui avait publié un rapport sur “le carbone du sang” en 2023, au cours de sa première période de crédits (2013-2016), le projet a généré 3,2 millions de crédits carbone, vendus notamment à Nextflix, Meta ou encore Kering, pour une valeur totale comprise entre 21 et 45 millions de dollars. En février 2023, 1,3 million de crédits supplémentaires ont été générés et achetés notamment par la compagnie aérienne Bristish Airways.
Que valent dès lors ces crédits carbone en provenance d’une zone qui a été constituée illégalement selon le droit kenyan ? “Ce jugement est embarrassant autant pour le NRT que pour Verra (l’un des principaux organismes de certification de crédits carbone, ndr), car il montre qu’il n’existe aucun fondement juridique pour au moins une partie significative du projet de compensation carbone. Les crédits carbone que celui-ci génère doivent donc maintenant être considérés comme non valides”, estime Caroline Pearce, directrice de Survival International au Royaume-Uni.
Un nouveau coup dur pour le marché des crédits carbone et notamment pour Verra, plusieurs fois mis en cause ces dernières années. D’autant que le projet, approuvé et validé par l’organisme, a fait l’objet de deux vérifications via leur système. Des dénonciations de Survival International avaient entraîné une évaluation du projet en 2023, sans que le problème ne soit résolu. “Que le NRT ait également contourné des obligations juridiques dans le processus n’est pas une surprise, cela ayant été pointé par Survival il y a déjà plusieurs années. Il est grand temps que Verra réalise une évaluation digne de ce nom et abandonne ce projet une bonne fois pour toutes”, commente Caroline Pearce.
Conservation-forteresse
Cette affaire met aussi en cause ce qu’on appelle “la conservation-forteresse”. “Ce jugement révèle les impacts négatifs de ce modèle de conservation qui, bien qu’il ne repose plus sur l’expulsion des populations locales, suit les mêmes logiques d’exploitation, de violations des droits humains, de harcèlement par les rangers…”, commente pour Novethic Paul Renaut, chargé de campagne pour Survival International. Outre les violations des droits humains et le non consentement libre et éclairé des communautés, l’ONG questionne également le bien-fondé des crédits carbone.
Le projet s’appuie sur le “pâturage en rotation planifié” qui remplace le pâturage traditionnel. Il est censé permettre à la végétation de pousser de manière plus prolifique et d’entraîner un plus grand stockage de carbone dans les sols. Le projet générerait ainsi environ 1,5 million de tonnes de stockage de carbone supplémentaire par an. Mais pour Survival International, aucune preuve empirique n’a été fournie pour justifier ces gains par rapport à un scénario de référence.
NRT dispose aujourd’hui de 45 conservatoires dans le nord du Kenya, ce qui représente 10% de la superficie du pays. Certains d’entre eux servent aussi à générer des crédits carbone. “Il est donc probable que le jugement s’applique également à environ la moitié des autres conservatoires impliqués dans le projet de compensation carbone, dans la mesure où ils se trouvent dans la même situation juridique, même s’ils ne sont pas directement concernés par le procès”, estime Survival. “Cela signifie que l’ensemble du projet, dont le NRT a déjà tiré des millions de dollars (le montant exact n’est pas connu car l’organisation ne publie pas ses comptes), est aujourd’hui menacé“, conclut l’ONG.
Interrogé par Novethic, le NRT assure qu’”aucun différend n’a été soulevé par les membres de la communauté au sujet de la création de la réserve ni aucune plainte reçue concernant leur participation au projet carbone”. “Contrairement à ce que prétendent les détracteurs du marché du carbone, les communautés participent activement au processus de détermination et de mise en œuvre d’activités de pâturage améliorées et bénéficient des revenus générés”, assure une porte-parole de l’organisation.