Chaque année, les données s’accumulent : la santé mentale des travailleurs continue de se dégrader. Burn-out, dépressions, anxiété, fatigue émotionnelle, perte de sens… De plus en plus de travailleurs souffrent au point que la crise de la santé mentale au travail devient un sujet d’inquiétude majeure pour la santé publique. Mais comment expliquer cette crise ? Parmi les causes majeures mises en lumière par la recherche académique ces dernières années, on trouve la transformation des modes d’organisation du travail.
“Depuis quelques décennies, le monde du travail écrase de plus en plus la santé mentale des travailleurs, et cela est lié au contenu de la modernisation du management et de l’organisation du travail”, explique la sociologue du travail Danièle Linhart. Avec les mutations économiques qui se sont enchaînées depuis les années 1970, le travail est devenu plus intense, plus stressant, plus précaire mais aussi plus solitaire, au point que les entreprises sont devenues un véritable foyer de tensions psychiques et émotionnelles.
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Quand le travail s’intensifie et s’accélère
Pour Laurence Durat, professeure à l’Université de Haute Alsace en sciences de la formation et du management, le monde du travail a ainsi connu “des transformations profondes, caractérisées notamment par la recherche constante de productivité.” Sous l’effet conjoint du développement de l’économie néolibérale et de la généralisation des méthodes de management tayloristes, visant à maximiser l’efficacité des travailleurs, le monde du travail s’est en fait très largement intensifié. Un paradoxe, alors qu’en France, l’évolution des emplois est plutôt caractérisée par une baisse du temps de travail et la relative diminution des métiers très pénibles. “Aujourd’hui, les salariés sont soumis à de plus en plus de contrôles et de reporting, à des exigences de plus en plus précises, ils doivent travailler à la hâte, et la charge mentale au travail s’est donc accrue…”, énumère l’experte. Tout doit désormais être monitoré et optimisé pour assurer une rentabilité maximale, et ce jusque dans les services publics, où des données comme le temps passé avec les patients à l’hôpital ou le nombre d’élèves par classe à l’école font l’objet de politiques d’optimisation.
“Il y a également une véritable accélération temporelle de la société, et en particulier de l’économie”, constate de son côté Danièle Linhart. Des sociologues comme l’allemand Hartmut Rosa ont ainsi montré comment la société à partir des Trentes Glorieuses s’est caractérisée par une accélération permanente de notre rapport au temps : tout change plus vite. Dans le monde du travail, cela se traduit notamment par l’évolution constante des modes de travail, des technologies et des outils, ou encore des techniques managériales. “Les entreprises ont développé une logique de changement permanent : on change les logiciels, les organisations du travail, les objectifs… Tout cela contraint les salariés à devoir s’adapter en permanence à de nouveaux cadres, et cela met leur savoir en obsolescence”, explique Danièle Linhart.
“On a embolisé le travail avec un tas de contraintes et d’injonctions souvent contradictoires, qui évoluent en permanence”, résume Laurence Durat. D’où le développement chez les salariés d’un sentiment d’insécurité constant, de stress, d’anxiété. “Les travailleurs sont soumis à l’impossible obligation de recréer en perpétuellement une maîtrise cognitive de leur travail, sans jamais pouvoir y parvenir”, ajoute Danièle Linhart. Face à cette intensification du travail, beaucoup de travailleurs “finissent par ne plus trouver d’intérêt dans leur quotidien professionnel et perdent le sens de leur travail, d’où les débats sur les bullshit jobs notamment”, déplore Laurence Durat.
Précarisation et solitude des travailleurs
Parallèlement, le travail s’est également précarisé. D’après les données de l’Observatoire de la société, en France, la part des emplois dits “précaires” (contrats à durée déterminée, intérim…) est ainsi passée à plus de 16% contre 7% à la fin des années 1970. 2,1 millions de travailleurs sont aussi en situation de pauvreté, selon les données de l’Insee, un chiffre qui n’a pas baissé depuis 30 ans. En outre, de plus en plus de Français travaillent désormais sous un régime de freelance, de travailleur indépendant ou de micro-entrepreneur : selon les données de l’Urssaf et de l’Insee, on compte aujourd’hui 3,5 millions de travailleurs indépendants, dont 2,5 millions de micro-entrepreneurs. L’économie dépend donc massivement des travailleurs des plateformes et autres travailleurs sans contrats, dans des secteurs aussi variés que la logistique, les services informatiques ou l’aide aux personnes. Or, ces statuts, s’ils permettent une certaine flexibilité dans le travail, induisent statistiquement plus de précarité : selon l’Insee, 27% des indépendants gagnent moins de la moitié du Smic annuel, et près d’un sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Une situation moralement difficile, et ce d’autant plus que beaucoup de ces travailleurs ne bénéficient pas des systèmes de protection sociale habituels (retraites, assurances…).
Le monde du travail produit aussi plus de solitude que dans le passé. “Depuis les années 1970, on a complètement dilué les collectifs de travail, et individualisé les relations de travail dans les entreprises”, explique Danièle Linhart. Dans l’ouvrage qu’elle a consacré à ces évolutions (“Travailler sans les autres ?”, éditions du Seuil, 2009), la sociologue décrit comment les évolutions managériales des dernières décennies ont progressivement isolé les salariés : avec le passage au management individualisé, aux primes individualisées, aux entretiens individuels d’évaluation, le salarié est désormais seul face à sa hiérarchie. L’individualisation de la relation de travail a ainsi mis les salariés “en concurrence les uns avec les autres”, “en concurrence avec eux-mêmes”, tout en rendant plus difficiles les négociations avec les employeurs, ou les relations sociales en cas de conflit par exemple. Une solitude encore accentuée par le déclin massif des structures collectives, comme les syndicats : en France, à peine 9% des salariés sont syndiqués, un chiffre près de trois fois inférieur à la moyenne européenne, et qui a été divisé par deux depuis les années 1970. Avec le télétravail, et les modes de management “connectés”, la solitude peut même devenir désespérante.
“Management déconnecté”
Pour Danièle Linhart, “cette individualisation s’est ajoutée à une sur-sollicitation des aspirations individuelles dans le travail”. “On demande désormais aux travailleurs de s’impliquer personnellement, intimement, dans leur travail, de se réaliser par le travail” analyse la sociologue. Les injonctions à “se dépasser”, “se challenger”, ou “sortir de sa zone de confort” sont ainsi devenues le socle d’un discours managérial qui crée une pression émotionnelle très forte sur les travailleurs.
Pourtant, les organisations économiques n’ont pas réellement donné plus de flexibilité et d’autonomie aux travailleurs pour leur permettre de s’épanouir par le travail. Laurence Durat décrit ainsi des organisations du travail toujours très “pyramidales et hiérarchiques”, qui ne donnent pas aux travailleurs la capacité d’agir sur leur travail. “Le problème fondamental, c’est que l’organisation du travail est en général pensée par un management déconnecté, qui demande aux travailleurs d’appliquer de façon aveugle des cadres et des outils sans avoir été consultés”, résume Danièle Linhart. Une réalité particulièrement forte en France, où l’on dénonce régulièrement les travers d’un “management à la française”, très vertical et hiérarchique. “A cause de l’histoire sociale et politique française, les dirigeants français sont persuadés d’avoir affaire à des salariés plus difficiles qu’ailleurs, et multiplient donc les contrôles hiérarchiques”, se désole la sociologue.
Confrontées à la souffrance psychique au travail, les entreprises peinent pourtant à intégrer le caractère structurel et organisationnel du problème. Pour Danièle Linhart, “la plupart des managers se contentent de proposer à leurs salariés des séances de psy, des groupes de parole, des coachings ou des numéros verts”, ignorant ainsi les dysfonctionnements dans l’organisation même du travail. Résultat, les politiques de prévention n’avancent pas. De son côté, Laurence Durat estime que ce sujet n’est pas encore suffisamment abordé dans la formation des managers. “Il y a urgence à former les cadres dirigeants sur les racines de cette crise, afin que l’on puisse enfin créer des organisations capacitantes, qui redonnent du sens au travail vivant”, explique-t-elle, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un changement gigantesque de paradigme.