Publié le 30 mars 2024

Pourra-t-on encore consommer du cacao dans 20 ans ? Entre hausse des prix, crise écologique et baisse de la productivité, la filière doit aujourd’hui se transformer si elle veut survivre.

Comme chaque année à Pâques, le chocolat est partout ! Mais l’événement phare du cacao a lieu aujourd’hui dans un contexte inédit pour la filière. Depuis le début de l’année, les prix du cacao flambent, et atteignent un record historique à 10 000 dollars la tonne, après une année de pertes de production inédites, liées en partie à la crise climatique. Fragilisée, après des années de monoculture et de déforestation, la filière commence à prendre conscience de l’urgence de changer de modèle.

En Afrique de l’Ouest, notamment en Côte d’Ivoire et au Ghana, là où est produit près de 70% du cacao mondial, le cacao a dévoré la forêt. En 60 ans, 80% des forêts primaires en Côte d’Ivoire ont ainsi disparu, notamment pour produire du cacao. Dans ces zones surexploitées, la biodiversité s’érode, les puits de carbone s’effondrent. Et les conditions sociales et économiques de la production permettent à peine aux petits exploitants, qui représentent plus de 95% de la production mondiale, de s’assurer un revenu décent.

Une perte de 30 % de la production

Aujourd’hui, cette cacao-culture est à bout de souffle. D’abord car il ne reste pratiquement plus de forêts à détruire… Mais aussi car la monoculture, très productive à court terme, est aujourd’hui fragilisée par la crise écologique et climatique, et durablement affaiblie par la déforestation généralisée. “On se rend tous compte que le modèle de monoculture n’est pas du tout résilient. Ce modèle a des impacts environnementaux considérables, mais aussi sociaux, avec des producteurs qui ne peuvent pas en vivre correctement” explique Stéphane Sabourin, sourceur de cacao pour le chocolatier français Valrhona.

C’est ainsi qu’en 2023, près de 30% de la production ouest-africaine a été perdue à cause de l’instabilité climatique et des pluies sans précédent, qui ont favorisé la pourriture brune et les maladies. Une crise, “qui risque bien de se reproduire” selon Alain Karsenty. La filière en est d’ailleurs bien consciente : l’International Cocoa Organisation prévoit qu’en 2024, pour la troisième année consécutive, la production devrait être inférieure à la demande.

Le virage de la filière vers l’agroforesterie

Les acteurs du secteur commencent donc tout juste à se mobiliser : “Il y a des avancées, non pas parce que les acteurs sont devenus vertueux, mais parce qu’il y a eu des pressions et des contraintes, sur les gouvernements et sur les entreprises, de nouvelles réglementations pour lutter contre la déforestation et produire un cacao plus durable notamment”, explique Amourlaye Touré, consultant spécialiste du cacao en Afrique de l’Ouest pour l’association Mighty Earth. En 2017, 35 grandes entreprises du secteur et les gouvernements des principaux pays producteurs ont ainsi lancé l’Initiative Cacao Forêts (CFI), qui vise à redresser la filière, lutter contre le travail forcé et la déforestation, mais aussi mettre en place de nouvelles méthodes de culture. Amourlaye Touré ajoute : “aujourd’hui, presque toutes les entreprises du cacao ont des politiques de transformation et de durabilité”, des “chartes” pour un cacao zéro déforestation, plus durable, notamment grâce à la plantation d’arbres.

Un concept semble mettre tout le monde d’accord : l’agroforesterie. “Tout le monde n’a que le mot agroforesterie à la bouche, de Cargill à Mondelez en passant par les gouvernements” explique Alain Karsenty. Le concept ? Cultiver le cacaoyer dans des écosystèmes forestiers diversifiés, avec d’autres espèces d’arbres. “L’agroforesterie protège de certaines variabilités climatiques, le couvert arboré protège des coups de chaud et maintient le taux d’humidité” explique Christian Cilas, agronome spécialiste du cacao au centre de recherche agronomique, le Cirad. “On a également moins d’attaques de certains insectes, notamment les mirides, qui attaquent le cacao quand il est cultivé en plein soleil.” Une pratique qui consiste en fait à revenir aux conditions naturelles de la pousse, car c’est ainsi, à l’ombre d’autres arbres, que se développe naturellement le cacaoyer. La solution apparaît évidente pour développer un cacao plus résilient, plus durable, mais aussi plus rémunérateur pour les producteurs.

Pour Christophe Eberhart, il s’agit d’une vraie révolution en devenir dans la filière cacao : “Les acteurs de la filière se rendent compte que pour maintenir leur cacaoculture à moyen terme, la seule solution est de passer par l’agroforesterie, stabiliser et pérenniser les cultures.” Plusieurs études ces dernières années ont montré l’intérêt de ces systèmes agroforestiers : une méta-analyse publiée en 2020 montrait que, s’ils produisent parfois jusqu’à 25% de cacao en moins par hectare, ils sont plus résilients, permettent de diversifier les productions alimentaires, stockent plus de carbone dans les sols…

Une agroforesterie alibi ?

Encore faut-il savoir de quoi on parle. L’agroforesterie ne dispose pas de définition stricte dans le secteur du cacao. “Dans les faits, il y a autant de définitions que d’acteurs” explique Alain Karsenty. Dans les programmes des grands groupes, on mise sur la distribution de millions de plants d’arbres aux producteurs : des cacaoyers sélectionnés pour être plus productifs, mais aussi d’autres arbres notamment pour du bois d’œuvre. Ferrero, Mars, Nestlé ou encore Barry Callebaut communiquent à coups de millions d’arbres plantés.

Mais les études sur le terrain montrent, à l’image d’un rapport conjoint mené par des chercheurs français et ivoiriens en 2023, que ces plantations généralisées ont de mauvais résultats. “Ce sont pour beaucoup des projets d’agroforesterie alibi, pas adaptés aux réalités de la cacaoculture, où on ne plante que quelques arbres, avec des taux de mortalité très importants…” analyse Alain Karsenty. “Il y a une dissonance entre ces discours des acteurs industriels, et la déforestation qui continue à se développer. Ça ne veut pas dire que tout le monde fait mal, mais il y a encore de gros trous dans la raquette” explique Marion Feige-Muller, chercheuse pour Le Basic, société coopérative d’analyse des modes de production et de consommation.

Pour aller plus loin, il faudrait des programmes de formation, sur la taille des arbres, mais aussi les techniques agricoles, un prix rémunérateur qui permette aux producteurs d’investir… “Un vrai système agroforestier c’est très contraignant, ce n’est pas quelques bananiers ou arbres de bois d’œuvre que l’on va planter pour faire du couvert. C’est un vrai travail qui demande de la main d’œuvre, une technicité agricole. Ça doit se construire sur le terrain” explique Marion Feige-Muller

“Le mythe de la traçabilité”

La transition vers l’agroforesterie est d’autant plus complexe que les grands groupes se heurtent à un mur, celui de la traçabilité. La quasi-totalité des producteurs de cacao sont de très petits exploitants, qui cultivent et récoltent le cacao dans des circuits économiques en grande partie informels. Pour les grands groupes, le plus souvent occidentaux (Barry Callebaut, Cargill, Mars, Nestlé, Ferrero…), qui achètent leur cacao en masse, il peut être difficile de savoir précisément d’où provient le cacao de leurs chaînes de production. Difficile donc de travailler avec les producteurs pour faire émerger des pratiques d’agroforesterie.

Depuis les années 2000, ces groupes disent avoir mis en place des politiques pour améliorer cette traçabilité, identifier leurs fournisseurs, et travailler avec eux pour améliorer les conditions de production. L’enjeu est fondamental pour les entreprises, notamment dans le cadre des réglementations européennes qui interdisent l’importation de produits issus de la déforestation. Contactés par Novethic, ces groupes redirigent vers leurs communications officielles. Ferrero explique dans ses rapports de durabilité avoir mis en place un système de surveillance par satellite, permettant de visualiser chaque hectare de production afin de s’assurer que son cacao ne contribue pas au défrichement des forêts. Même chose chez Mars, engagé à tracer 100% de son cacao d’ici 2025.

Mais les experts sur le terrain sont dubitatifs. François Ruf, économiste spécialiste du cacao au Cirad, explique ainsi sur LinkedIn : “La traçabilité des fèves est un mythe. Par exemple, rien de plus facile que de convertir du cacao libérien en cacao ivoirien.” Amourlaye Toure, spécialiste du cacao pour l’ONG Mighty Earth ajoute : “Pour une vraie traçabilité, il faut de la surveillance sur place, de l’accompagnement, des contrôles réguliers, et pour ça il faut des financements. En réalité, il n’y a pas assez d’efforts des grandes entreprises de ce point de vue.”

S’inspirer des petits acteurs

Des petits acteurs, comme Valrhona, qui représente environ 0.15% des fèves de cacao mondiales, tentent de faire émerger une filière plus durable. L’entreprise travaille ainsi avec plusieurs “sourceurs de cacao” qui vont dans les pays producteurs, rencontrer les cacaoculteurs et contractualiser des partenariats directement avec des coopératives.

Le développement de cette agroforesterie demande beaucoup d’investissements à l’entreprise. “Il faut accepter de payer plus cher les producteurs… Mais on sait qu’un bon chocolat, c’est un chocolat produit correctement, qui rémunère mieux les cacaoculteurs” explique Jeanne Chaumont, Responsable RSE de l’entreprise. Pourtant, l’agroforesterie est encore loin de concerner toute la chaîne d’approvisionnement du groupe : “En Côte d’Ivoire et au Ghana, le modèle dominant reste la monoculture en plein soleil, ce serait vous mentir que de dire que nos producteurs n’utilisent pas ce modèle” concède Stéphane Sabourin. Mais l’entreprise assure continuer à développer des projets d’agroforesterie, notamment à Haïti, à Bali, et en Afrique de l’Ouest.

Chez Ethiquable, on travaille aussi en direct avec des coopératives de producteurs, certifiés bio notamment. Christian Eberhart explique : “On travaille sans pesticides, on réfléchit aux tailles des arbres, aux ombrages, aux composts… Tout ça spécifiquement à chaque terroir. Et on arrive aujourd’hui à avoir une bonne productivité, même si cela demande du temps, de la patience, plus de technicité, plus de travail.”

Le vrai prix du cacao

Reste à savoir qui va payer pour ce cacao, produit dans le respect des conditions humaines et environnementales. “L’enjeu c’est de faire payer les intermédiaires, les transformateurs, les distributeurs, qui aujourd’hui ont des marges et les distribuent trop souvent en dividendes. Cela donnerait de l’air à la filière, et permettrait de mieux rémunérer les producteurs.”, avance Marion Feige-Muller. Une étude menée en 2020 par le Basic avec la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) montre en effet que les marges des grands acteurs du secteur sont importantes. Au point qu’entre 2020 et 2023, la famille Ferrero s’est versé près de 2 milliards d’euros de dividendes. “C’est en effet aux grands acteurs de mettre les moyens sur la table pour assurer la traçabilité et la transition vers l’agroforesterie” abonde Alain Karsenty.

La question du partage de la valeur cristallise aujourd’hui les tensions dans la filière, les pays producteurs réclamant plus de soutien dans l’application des mesures de transition. C’est d’ailleurs cet enjeu qui explique en partie les conflits diplomatiques autour du règlement européen visant à interdire les produits issus de la déforestation, jugé trop lourd pour les petits exploitants, et qui pourrait être reporté. Des négociations pourraient avoir lieu, et permettre de mettre en œuvre des mesures plus adaptées, si elles ne sont pas affaiblies par les intérêts économiques…

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