La guerre en Ukraine avait déclenché le départ – choisi ou forcé – de nombreuses entreprises opérant en Russie. Parmi elles, Decathlon avait annoncé dès le mois de mars 2022 qu’il était "amené à suspendre l’exploitation de ses magasins" en raison des difficultés d’approvisionnement. En octobre 2023, l’enseigne d’articles de sports et de loisirs cède ses 60 magasins à un repreneur russe, Desport. L’histoire s’arrête officiellement ici, mais en coulisses Decathlon aurait en réalité continué à approvisionner la Russie via "un système opaque" mis au jour par une enquête du média en ligne Disclose, publiée mardi 19 décembre.
"Decathlon a mis en place un vaste système de dissimulation de ses exportations dans le cadre d’un contrat d’approvisionnement signé avec Desport pour un montant d’au moins 12 millions de dollars. Au cœur de cette manœuvre aux marges de la légalité, on trouve les plus hautes instances du groupe français, une société-écran domiciliée à Dubaï ainsi qu’une filiale de la marque basée dans le paradis fiscal de Singapour", résume l’enquête de Disclose qui s’appuie sur des documents internes à l’entreprise, des vidéos en sources ouvertes et les témoignages d’anciens salariés.
1,2 million de produits écoulés
La marque française aurait utilisé une de ses filiales domiciliée à Singapour pour passer commande dans ses usines en Asie. La marchandise aurait ensuite transité par une société-écran à Dubaï avant d’atterrir à Moscou. 1,2 million de produits auraient ainsi été écoulés. "Malgré toutes les difficultés, les six premières livraisons ont passé la douane et sont arrivées au CAC [Centre d’approvisionnement continental] de Moscou", se réjouit une employée de Desport, auparavant salariée de Decathlon Russie, dans un e-mail adressé à ses anciens collègues, le 2 novembre dernier, consulté par Disclose.
Contacté par Novethic, Decathlon explique que pour finaliser la transaction avec le repreneur russe, "il a été conclu – conformément aux réglementations locales et internationales en vigueur – de procéder pour une durée limitée, à la fourniture d’une quantité déterminée de produits pour accompagner le repreneur et le lancement de son activité en préservant ainsi les emplois des ex-équipiers". Et de préciser que "depuis octobre 2023, Decathlon n’opère plus aucun magasin, n’emploie aucun salarié et ne détient aucune participation dans des entreprises en Fédération de Russie".
Risques de sanctions
Le groupe Mulliez, propriétaire de Decathlon, est l’un des rares groupes français à avoir maintenu ses activités en Russie. Il y a notamment conservé Auchan et Leroy Merlin. Une enquête publiée en début d’année dans Le Monde, révélait que plusieurs produits de ces deux magasins alimentaient l’armée russe sur le front. "On a découvert que plusieurs produits d’Auchan étaient acheminés par des associations caritatives sur le front. Ces collectes avaient eu lieu devant les caisses d’Auchan, avec l’aide de leurs membres de la sécurité. Une d’elles montre l’implication de certains hauts employés dans cette collecte" expliquait alors à Novethic Asia Balluffier, l’une des trois journalistes à l’origine de ces révélations.
Pour les entreprises qui choisissent de rester dans des pays controversés, les risques sont multiples tant sur le plan réputationnel que juridique. Le cimentier Lafarge vient ainsi de faire l’objet de poursuites de la part de 430 Américains d’origine yézidie qui l’accusent d’avoir financé "et encouragé" les actes de terrorisme de l’État islamique en Syrie. Dans le cas de la Russie, les entreprises s’exposent aussi à des sanctions en cas de violation des mesures restrictives imposées par l’Union européenne. Le continent vient d’ailleurs d’approuver un douzième train de mesures qui rendent de plus en plus compliqués les échanges avec Moscou.
Concepcion Alvarez