Publié le 22 avril 2024

Depuis quelques années, un nouveau mode de calcul de l’impact climatique du méthane provoque débats et controverses. Le PRG*, poussé par les industriels de la viande, pourrait être instrumentalisé pour minimiser les conséquences climatiques de l’élevage, et remettre en cause la transition dans ce secteur. Enquête.

Un tour de passe passe mathématique. Un nouveau mode de calcul, baptisé PRG*, Pouvoir de Réchauffement Global Etoile (GWP*, ou Global Warming Potential Star en anglais) inquiète les scientifiques. Conçu pour mesurer différemment l’impact climatique du méthane, il fait aujourd’hui débat car il pourrait être utilisé pour minimiser le rôle de certains secteurs très émetteurs de méthane, notamment liés à l’élevage, dans la crise climatique.

Grâce au PRG*, ces derniers pourraient en effet afficher un bilan climatique au moins quatre fois moins élevé qu’avec les indicateurs utilisés actuellement par le GIEC et les autres organismes de référence. Comment est-ce possible ? Pour le comprendre, il faut revenir un instant à la genèse du PRG*.

Minimiser l’impact climatique du méthane

Il faut d’abord comprendre que tous les gaz à effet de serre (GES) n’ont pas le même impact sur le climat : le CO2, le méthane, le protoxyde d’azote, ou encore les gaz fluorés ont des durées de vie dans l’atmosphère différentes, et ils évoluent chacun de manière spécifique. Ils n’absorbent donc pas la même quantité de rayonnement solaire, et donc, ne réchauffent pas de la même manière le climat. La science climatique a donc besoin de calculer pour chaque gaz ce potentiel réchauffant à un horizon de temps défini : c’est ce que l’on appelle le pouvoir de réchauffement global des différents GES.

Depuis des décennies, la science climatique utilise un indicateur qu’on appelle le PRG100, qui permet de donner à chaque gaz une valeur réchauffante à horizon 100 ans, en se basant sur la valeur du CO2. Cet indicateur harmonisé permet de simplifier la comptabilité carbone grâce à une valeur unique. C’est grâce à cette méthodologie que l’on peut affirmer que le méthane a un PRG100 d’environ 28, ce qui signifie qu’1 kilogramme de méthane réchauffe autant l’atmosphère que 28 kilogrammes de CO2 à 100 ans. C’est cet indicateur qui est utilisé dans les rapports du GIEC, ou dans l’Accord de Paris. Et c’est grâce au PRG100 que l’on peut affirmer que la lutte contre les émissions de méthane est essentielle pour atteindre nos objectifs climatiques.

Forcément, ce PRG100 n’arrange pas beaucoup les industries de l’élevage. C’est là qu’entre en scène le PRG*. Avec ce mode de calcul, 1 kg de méthane émis n’équivaudrait plus qu’ à 7 kg de CO2, à condition que les émissions de méthane soient constantes. En outre, un industriel qui réduirait ne serait-ce que de 0,5% ses émissions pourrait afficher un pouvoir de réchauffement climatique négatif pour le méthane. Autrement dit, il pourrait, paradoxalement, dire que ses émissions de méthane contribuent à lutter contre le réchauffement climatique.

Le PRG* poussé par les acteurs de l’élevage et de la viande

Ces résultats tiennent au mode de calcul du PRG*, qui vise à mieux prendre en compte le fait que le méthane est un gaz à effet de serre à courte durée de vie dans l’atmosphère. “Le méthane dans l’atmosphère se décompose assez rapidement, en une douzaine d’années, car il réagit avec des composés atmosphériques, et il se transforme ensuite en partie en CO2” explique ainsi Christian Couturier, directeur à Solagro, association de recherche sur les enjeux écologiques dans l’agriculture . Le méthane a donc un effet réchauffant très fort à court terme, ce que ne reflète pas bien le PRG100. A moyen terme, si les émissions de méthane restent constantes, la concentration en méthane dans l’atmosphère reste elle aussi constante, et donc le réchauffement induit par le méthane n’augmente pas, il se stabilise. C’est pour mieux rendre compte de ces spécificités que le PRG* a été élaboré.

Sauf que, ce qui devait être un outil d’aide à la modélisation climatique est en train progressivement de sortir du champ scientifique, poussé notamment par les industriels de l’élevage. Des documents de travail des fédérations de l’élevage irlandaises, aux campagnes de lobbying néo-zélandaises et aux communications des fédérations d’éleveurs américains, on retrouve partout ce nouveau PRG*. Cela permet à la National Cattlemen’s Beef Association, association nationale des éleveurs américains, a insidieusement répandre l’idée que “l’industrie bovine américaine ne contribue peut-être pas du tout au réchauffement climatique.” Les représentants américains de l’industrie ont utilisé les mêmes termes dans des témoignages au congrès en 2019 pour défendre les intérêts du secteur.

D’après une enquête menée par l’association Changing Market Foundation, ces groupes industriels poussent aussi pour faire adopter ce mode de calcul dans les inventaires d’émissions nationaux, et même dans les instances scientifiques, en remplacement du PRG100. En mars 2020, 16 fédérations d’industriels de l’élevage et de la viande ont ainsi adressé un courrier au GIEC, leur demandant d’adopter ce nouveau mode de calcul pour leurs bilans des émissions. En France, Interbev (Association Nationale Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes) commence également à communiquer sur le PRG*. On trouve sur le site de l’association plusieurs mentions du PRG* ou d’autres indicateurs alternatifs, avec des formulations pour le moins discutables. 

“Le CH4 [méthane, ndlr] ne s’accumule pas et ne contribue donc quasiment pas au changement climatique”, “avec une baisse de 10 %, [le méthane] est neutre climatiquement. Avec une baisse supérieure, il provoque un refroidissement.” Contactés, les acteurs industriels n’ont pas répondu aux sollicitations de Novethic. Interbev s’est contenté d’un mail lacunaire, précisant qu’“il est admis que le PRG* rend mieux compte de l’effet des gaz à effet de serre à durée de vie courte sur le changement climatique en comparaison au PRG100.”

La stratégie du doute face aux indispensables réduction de méthane

Pourtant, utilisé hors du cadre scientifique rigoureux pour lequel il a été conçu, le PRG* pose de nombreux problèmes méthodologiques. “En utilisant le PRG*, on pourrait arriver à une entourloupe : les pays pauvres qui consomment peu de viande mais ont un secteur de l’élevage en croissance auraient un PRG* très haut, alors que les pays riches, qui consomment beaucoup de viande, mais dont le cheptel n’augmente pas beaucoup, auraient un PRG* bas”, explique Christian Couturier. Un résultat absurde : les plus gros producteurs de viande contribueraient alors moins au réchauffement climatique que ceux qui n’en produisent presque pas.

Le PRG* n’est “pas conçu pour dire dans quelle mesure un secteur ou un pays est responsable du réchauffement climatique, mais si la contribution de ce secteur au réchauffement augmente, diminue ou reste stable”, rappelle Caspar Donnison, scientifique de l’Université de Californie Davis, auteur de plusieurs articles sur le sujet. “Les scénarios du GIEC montrent que nous aurons besoin de réductions très importantes des émissions de méthane au cours des prochaines décennies si nous voulons atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Au lieu de cela, le PRG* est utilisé pour suggérer que les secteurs de l’élevage n’ont pas besoin de réduire agressivement leurs émissions”, poursuit le spécialiste.

La mise en œuvre d’une “stratégie du doute” qui utilise le PRG* “pour soutenir le greenwashing dans le secteur de l’élevage”, pourrait ainsi encourager des politiques publiques contre-productives en matière climatique. En attendant, les scientifiques appellent donc à rester vigilants sur les “affirmations accrocheuses” des industriels du secteur, et à garder en tête que, quel que soit le mode de calcul utilisé, la réduction drastique des émissions de méthane est un impératif dans la lutte contre le réchauffement climatique. Et que cela passera par une réduction de la production et de la consommation de produits d’origine animale.

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