Publié le 29 octobre 2024

Complicité de crimes contre l’humanité, financement d’entreprise terroriste, mise en danger de la vie d’autrui et violation d’embargo, c’est ce dont est accusée l’entreprise française Lafarge suite à ses activités en Syrie durant la guerre. Comment une entreprise pourtant considérée “pionnière” en matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) a pu en arriver là ? Dans une tribune pour Novethic, Patrick d’Humières exhorte les entreprises à tirer les leçons de cette affaire, qui montre les failles et les échecs de la RSE.

Le récit de l’affaire Lafarge est enfin disponible. Nous disposons désormais de la chronologie factuelle, expliquée et mise en contexte de la mise en cause judiciaire la plus grave qui ait jamais été intentée contre une multinationale. Lafarge est accusée de complicité de crime contre l’Humanité, de financement du terrorisme et de mise en danger d’autrui… pour avoir prolongé son activité industrielle en Syrie pendant les pires heures de la guerre, par tous les moyens qui soient dont le financement de Daech et une compromission longue et avancée avec les groupes terroristes les plus indéfendables, tandis que nos démocraties les combattaient de leur côté et en subissaient directement les exactions, destructrices des personnes et des valeurs.

Le travail pointilleux fait par la journaliste Justine Augier dans son nouveau livre Personne morale* respecte la longue chronologie de l’acharnement de Lafarge à maintenir en fonctionnement sa plus grande unité du Moyen-Orient, à un moment où l’endettement du groupe la précipite dans le giron d’Holcim. L’autrice connaît remarquablement “l’Orient compliqué” où elle a vécu mais elle n’abuse pas de ses sympathies pour les victimes et de sa détestation des bourreaux, afin de se concentrer, tout au long de la traque juridique racontée à travers les témoignages collectés par des ONG courageuses, sur une question essentielle : comment Lafarge en est-elle arrivée là ?

La responsabilité des entreprises face au cynisme et à l’opportunisme des affaires

Qu’est-ce qui fait qu’une grande firme, leader de la communauté industrielle française, pétrie de culture du risque, attachée à une “compliance” sans limite, pionnière dans la prise en charge des enjeux environnementaux et du dialogue avec les ONG, s’est fourvoyée sciemment et si longtemps au détriment du respect minimum des droits humains ? Qu’est-ce qui a fait qu’une entreprise jusque-là considérée responsable, incarnée par de grandes figures très respectées comme Olivier Lecerf et Bertrand Collomb, qui avaient en leur temps bâti un code d’éthique reconnu, a pu se compromettre ainsi, avec des conséquences gravissimes pour ses salariés et sans considérer jamais le droit, pour ne pas parler de la morale, le tout en lien direct et constant avec le plus haut niveau de l’entreprise ? Cette question interpelle toute la communauté économique et doit nous faire réfléchir pour comprendre les rouages d’un tel échec, au risque de disqualifier un mouvement de responsabilisation du business qui se met en place depuis plusieurs décennies.

En attendant que les juges décident de la fin judiciaire de ce scandale, le récit de Justine Augier offre un verdict qu’aucun apprenti manager, qu’aucun enseignant de gestion ou dirigeant d’entreprise ne doit plus ignorer aujourd’hui : on ne peut pas remplacer les convictions et le sens des valeurs d’entrepreneurs en situation de responsabilité de plus en plus conséquente aujourd’hui, uniquement par des normes ou des questionnaires, des déclarations volontaires et des process fussent-ils les mieux intentionnés. On a cru que la responsabilité des entreprises dans un cadre très organisé pouvait se substituer au cynisme et à l’opportunisme qui ont toujours irrigué les affaires. On voit bien l’échec de cette croyance, dès lors qu’il n’existe pas quelque part des autorités judiciaires capables, décidées à faire respecter des principes universels qui ne doivent pas être les paravents d’un “pas vu pas pris”, dans un monde économique global où la personne morale n’existe pas !

Affaire Lafarge : trois leçons pour la RSE

Trois leçons simples sont à retenir d’ores et déjà de cette situation qui ne peut laisser indifférent, si on croit qu’il ne peut y avoir de mondialisation acceptable, “sans foi ni lois”, hors d’une régulation internationale pro-active qui ferait respecter dans tous les pays nos valeurs et nos principes. A quoi bon les signatures des milliers de patrons des plus grandes entreprises qui adhèrent en fanfare au Pacte Mondial – comme Lafarge le fit la première –  pour condamner la corruption, la discrimination et l’atteinte à la dignité des personnes, aux droits sociaux et à l’environnement, si leur conscience ne précède pas leur vigilance ? Première interrogation majeure : pourquoi les contre-pouvoirs internes de l’entreprise – directions juridiques, RSE, financières mais aussi administrateurs et auditeurs, syndicats…- n’ont pas fonctionné ? Ignorance des faits, peur d’une autorité hiérarchique, incompétence des acteurs dans un contexte considéré comme exceptionnel ?

D’autre part, est-ce que les lois nouvelles sur le “devoir de vigilance“, voulues par les ONG pour éviter le retour de ces méfaits, auraient empêché cela ? Si les “alertes” ne remontent pas bien et si les dirigeants ne les considèrent pas sérieusement, la forme peut être sauve mais le mal demeure et la réparation est minorée. Les ONG ne peuvent passer leur vie à poursuivre en justice, alors même que les dialogues sont de plus en plus rares ! Beaucoup de groupes se déclarent “vigilants” pour sauver les apparences mais cela ne les empêche pas de déporter sur d’autres la chaîne de responsabilité, comme on le vit aujourd’hui dans les approvisionnements miniers en République Démocratique du Congo, Guinée et Afrique de l’Est.

Enfin, l’enjeu financier peut-il tout justifier ? Dans le cas de Lafarge, la question majeure était d’éviter la dépréciation de son actif syrien dans les comptes, en pleine fusion avec Holcim, en faisant fonctionner “coûte que coûte” une unité périlleuse. N’est-ce pas la même problématique avec les actifs en Russie, au Myamar, voire en Chine et dans d’autres zones fermées ou sous sanction, pour ne pas parler des flux financiers qui rendent possibles les pires exactions ? On se contente bien souvent d’arbitrer les risques en dollars et pas les dommages humains et sociaux et après on se lamente sur la déstabilisation du monde qui empêche “la croissance …”

De la RSE à un “droit mondial des groupes”

La conclusion s’impose : il ne suffit pas de bâtir des usines à procédure si les dirigeants et leurs équipes limitent leur conscience politique et leur sens des valeurs aux lois du marché. Un grand patron qui déclame partout le succès de la RSE au 21° siècle, avouait que sa seule préoccupation en Russie était “de passer sous le radar” ! L’affaire Lafarge n’est pas un cas à part ; les atteintes graves aux droits humains remplissent les cabinets d’avocat mais la hiérarchie des motivations étant ce qu’elle est, le “non nocere” est encore loin d’inspirer les apprentis milliardaires qui préfèrent prendre des leçons à l’Olympia que de s’inquiéter des victimes torturées et assassinées en Syrie pour le bonheur de rentiers suisses… Est-ce excessif de dire cela ou est-ce une réalité ? Faut-il s’offusquer d’en parler et continuer comme avant ? Ce récit aurait pu être intitulé “entreprise et moralité ; vieux débat et défi permanent”. A quand “un droit mondial des groupes” qui soit un droit à opérer réel et respecté ? La jurisprudence fera son travail mais c’est aussi une occasion pour l’Europe de faire avancer ce chantier universel qui vaut bien celui de la compétitivité. Et au fond, les deux ne sont-ils pas liés à long terme ?

*Justine Augier, Personne Morale, Actes Sud 

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