Publié le 22 janvier 2016
SOCIAL
Quelle métamorphose du monde du travail à l’ère du numérique ?
Deux tiers des enfants qui entrent en primaire aujourd’hui exerceront un métier qui n’existe pas encore. Si la révolution numérique va créer de nouveaux emplois, elle va aussi être source de déstabilisation dans un monde du travail qui voit émerger deux tendances, boostées par les nouvelles technologies : la pluriactivité et le travail indépendant. Un tournant qui mènera soit à une paupérisation massive d’une partie de la population, soit à une société capable d’avancer ensemble, dans laquelle le travail - au sens large - contribue à l’intérêt commun.

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Pepper, c’est son nom, est un petit robot humanoïde d’1m20 pour 28 kilos. Stationné en gare des Sables d’Olonne, dans les Pays de la Loire, jusqu’au mois de mars, sa mission consiste à aider les voyageurs. Equipé d’une tablette connectée, de plusieurs caméras 3D, d’un haut-parleur, de micros et de capteurs, il permet de choisir un trajet, de trouver un horaire de train ou encore d’indiquer la destination du centre-ville ou de l’office du tourisme.
Pour ses premiers pas en France, ce robot, commercialisé par la société franco-japonaise Aldebaran, est également présent dans deux autres gares de la région nantaise et trois hypermarchés Carrefour. Si l’expérience est concluante, elle pourra être généralisée à une dizaine de gares, indique la SNCF. "L’objectif n’est pas de remplacer les agents, assure-t-on au sein de la direction, mais de désengorger les guichets." Même discours du côté du géant de la distribution où on se veut rassurant. "Les robots sont utilisés pour enquêter sur la satisfaction client, divertir les enfants et offrir des renseignements sur la carte de fidélité du magasin."
Plus de 5 millions d’emplois détruits
L’automatisation du secteur tertiaire soulève toutefois de nombreuses interrogations sur la place du travail humain dans la société de demain. Sera-t-on en mesure de fournir un emploi à chacun ? Quels métiers seront les plus touchés ? De quelle nature les emplois créés ? De nombreuses études ont été publiées sur le sujet ; la plus récente est celle du Forum économique mondial (WEF), qui tient son rendez-vous annuel du 20 au 23 janvier, à Davos, en Suisse.
Ce rapport, publié lundi 18 janvier, estime que la 4ème révolution industrielle - celle des objets connectés, de l’intelligence artificielle, de l’impression 3D et de la big data - pourrait détruire 7,1 millions d’emplois et en créer 2 millions, soit une perte nette de 5,1 millions d’ici 2020.
L’étude porte sur les quinze principales puissances économiques mondiales, telles que les Etats-Unis, l’Allemagne, la France, la Chine ou le Brésil. Les emplois de bureau et administratifs seraient les plus menacés en concentrant deux tiers des destructions. A l’inverse, les profils qualifiés en informatique, architecture et ingénierie devraient tirer leur épingle du jeu. Les femmes, particulièrement absentes de ces secteurs, seraient donc davantage touchées.
Bipolarisation du travail
Une autre étude, publiée en septembre 2013, avait fait grand bruit. Menée par Carl Frey et Michael Osborne de l’université d’Oxford, elle évaluait à 47% la part des emplois ayant une forte probabilité d’être automatisés. Selon les deux chercheurs, ce sont les tâches peu qualifiées et peu payées qui sont les plus susceptibles d’automatisation. Les tâches qui requièrent intelligence sociale et créativité (éducation, médecine, médias, arts, mathématiques, avocats, managements...) seraient quant à elles préservées.
On assisterait ainsi à une bipolarisation du monde du travail, confirme le Conseil d’analyse économique, dans une note d’octobre. D’un côté, des emplois bien rémunérés, à qualification élevée, et de l’autre, des emplois peu qualifiés et peu rémunérés mais non routiniers, comme les services à la personne. Au centre, la classe moyenne serait la première menacée avec la disparition des emplois intermédiaires.
L’OCDE a elle-même lancé sa propre étude, dont les résultats devraient être connus au printemps. Mais pour Stefano Scarpetta, directeur de l’emploi, du travail et des affaires sociales au sein de l’institution, le problème ne se pose pas tant en termes d’emplois détruits mais plutôt d’évolution des tâches et des façons de travailler. " Nous allons surtout assister à un changement très important des tâches et des compétences requises et à une transformation profonde des métiers. Il faudra être vigilant sur les types d’emplois qui vont être créés : de quelle nature seront-ils ? Où travaillera-t-on ? Comment ?"
Pluriactivité et travailleurs indépendants
Si l’automatisation des tâches inquiète légitimement, la question de la fin du salariat constitue une autre menace avec l’essor du travail indépendant. D’après l’Organisation internationale du travail (OIT), l’emploi salarié représente la moitié de l’emploi dans le monde. La France compte 10,3% de travailleurs indépendants, selon les chiffres 2014 de l’INSEE, et 2,5 millions de personnes pluriactives. Ces formes hybrides d’emploi sont amplifiées par le numérique.
Ainsi, selon les experts interrogés par le Forum économique mondial, la tendance la plus importante d’ici 2020 concerne le changement de nature du travail pour 44 % des personnes interrogées, contre seulement 9% pour la robotique et le transport autonome et 7% pour l’intelligence artificielle. "Les nouvelles technologies permettent des innovations telles que le travail à distance, les espaces de co-travail et la téléconférence. Les organisations sont susceptibles d'avoir une base de plus en plus faible d'employés à temps plein au sein du siège pour les fonctions support, soutenue par des collègues d'autres pays, des consultants externes et des entrepreneurs pour des projets spécifiques", peut-on lire dans l’étude.
Pour le Conseil national du numérique (CNNum), qui a remis son rapport "Travail, Emploi, Numérique, les nouvelles trajectoires" à la ministre du travail Myriam El Khomri le 6 janvier, la tendance sur laquelle il faut se concentrer est la pluriactivité professionnelle. "Certains parlent même d’une généralisation du ‘moonlighting’, désignant le fait de compléter son revenu salarial stable par un revenu complémentaire tiré d’un travail indépendant", expliquent les auteurs du rapport.
L’économie de plateforme, collaborative, du partage, ou encore la "gig economy" (l’économie des petits boulots) permettent de confier une tâche autrefois attribuée à un salarié, à une multitude de travailleurs indépendants, via des plateformes web. Selon la Banque mondiale, il y a 48 millions de travailleurs sur les plateformes d’outsourcing (d’externalisation).
Cette fragmentation des tâches offre une allocation plus efficace du travail aux entreprises et permet aux travailleurs de percevoir un revenu supplémentaire, tout en gagnant de la flexibilité. "L’automatisation, l’économie collaborative et l’amplification de la pluriactivité ne peuvent résumer à elles seules la période actuelle. Il s’agit de tendances visibles qui masquent des ruptures profondes et fonctionnent comme un test de résilience de nos politiques publiques." explique Nathalie Andrieux, pilote du groupe de travail au sein du CNNum.
Vers un revenu de base inconditionnel ?
Cette métamorphose du travail va nécessiter une sécurisation des parcours, car la révolution numérique va de pair avec une précarisation importante et un accroissement des inégalités. Dès lors, faut-il décorréler le revenu du travail ? Faut-il rattacher les droits sociaux à la personne et non plus à son statut d’emploi ? Et comment faire entendre la voix des travailleurs dans ces nouvelles formes d’organisation ?
Le débat sur la mise en place d’un revenu de base ou universel a ainsi été remis sur la table par le CNNum. Il s’agit d’un revenu distribué de manière inconditionnelle à l’ensemble des citoyens allant de 750 à 1000 euros par mois. "C’est la première fois qu’un rapport d’une commission publique évoque le revenu de base en lien avec la métamorphose numérique", constate Benoît Thieulin, président du CNNum. "Nous ne pouvons pas ignorer les tensions sociales actuelles liées à la révolution numérique. Les événements récents autour de la société Uber n’en révèlent qu’une partie. Les pouvoirs publics doivent s’en emparer pour accompagner le renouvellement de nos modèles de solidarité et de redistribution. Des expérimentations sont menées dans plusieurs pays, nous ne pouvons pas ignorer ce mouvement."
Des expérimentations sont effectivement mises en place dans plusieurs pays d’Europe, comme en Finlande ou aux Pays-Bas. En Aquitaine et à Plaine Commune, des initiatives de nouveaux modèles de solidarité sont testées. Et le CNNum propose notamment au gouvernement de mener une étude de faisabilité.
Par ailleurs, l’automatisation de certaines tâches et le recours à des travailleurs extérieurs préfigurent une augmentation du temps libre. Le CNNum préconise alors la mise en place d’un "droit individuel à la contribution", qui autoriserait un travailleur à participer à des projets en dehors de son organisation principale (activités associatives, création d’entreprises, projets de recherche, projets d’intérêt général, etc.) "La participation à ce type de projets pourrait être comptabilisée dans le futur compte personnel d’activité, y compris pour les allocataires de l’assurance-chômage exerçant des activités de ce type en parallèle de leur recherche d’emploi."
Cela présenterait un autre avantage : redonner du sens au travail. Une demande de plus en plus ouvertement exprimée, tant par les salariés que par les travailleurs indépendants.