Publié le 23 janvier 2015
GOUVERNANCE D'ENTREPRISE
Géraldine Viret : les prix de la honte "ont contribué à renforcer le débat sur la RSE".
Chaque année depuis 10 ans, en marge du Forum de Davos, les ONG la Déclaration de Berne et Greenpeace remettaient des prix aux entreprises qu’elles jugeaient coupables de violation des droits humains, de l’environnement et/ou de pratiques fiscales douteuses. Cette année, les deux organisations non gouvernementales mettent fin à cette remise de prix en décernant le Public Lifetime Eye Award (l’"oscar de la honte"). Désormais, leurs efforts vont se porter sur la promotion d’une loi sur le devoir de vigilance au niveau suisse. Bilan et décryptage de cette campagne avec Géraldine Viret, porte-parole de la Déclaration de Berne.

© Fabrice Cofrini / AFP
Novethic : Depuis 2005, pendant le World Economic Forum de Davos (WEF), vous remettez les "prix de la honte" (Public Eye Awards) aux entreprises qui se rendent coupables de violations des droits humains. Quel bilan en tirez-vous?
Géraldine Viret : Nous sommes présents en marge du World Economic Forum (WEF) depuis l’an 2000. Au début, il s’agissait d’une conférence de plusieurs jours, avec des panels de discussions pour parler des conséquences négatives de la mondialisation et dénoncer le manque de légitimité et de transparence du WEF. Quand le WEF s’est ouvert à la société civile avec la création de l’open forum, nous avons changé de concept.
Depuis 2005, nous remettons des Public Eye Awards pour dénoncer des cas bien documentés de violations de droits humains, d’atteinte à l’environnement ou de pratiques fiscales illégitimes par des multinationales. Cette stratégie de "naming & shaming" ("montrer" & "dénoncer", NDLR) a été selon nous très positive. Le Public Eye est devenu une grande campagne sur Internet. En 10 ans, plus de 100 ONG originaires de 50 pays ont nominé plus de 300 entreprises: 27 "Public Eye Awards" ont été décernés à 23 entreprises (aucune d’entre elles n’a fait le déplacement pour le recevoir !). C’est aussi un succès public, puisque plus d’un demi-million de votes ont été enregistrés en ligne pour décerner les prix du public.
Ces prix ont permis d’influencer et de renforcer le débat autour de la responsabilité des entreprises. Dans certains cas, cela a même eu une influence directe sur les actions des entreprises nommées. La banque britannique Barclays avait gagné le prix du public en 2012 pour ses activités spéculatives sur les denrées alimentaires. Un an plus tard, elle renonçait à ses pratiques, notamment pour des questions de réputation ! Quand nous avons dénoncé Samsung pour l’utilisation de produits chimiques dans ses usines, cela a également permis d’amorcer un débat en Corée du Sud, où Samsung est une véritable vache sacrée de par son importance économique gigantesque pour le pays!
Novethic : Pourtant, vous mettez fin à ces prix cette année, avec la remise du Public Eye Lifetime Awards ("oscar de la honte"), qui va sacrer la pire entreprise sur ces 10 ans (1). Pourquoi et comment allez-vous continuer votre campagne pour une plus grande responsabilisation des multinationales?
Géraldine Viret : Pour nous, le Forum économique de Davos n’est plus le lieu adéquat pour nos revendications. Celles-ci n’ont pas changé: nous demandons des règles juridiquement contraignantes pour encadrer les activités des multinationales et prévenir les violations des droits humains et des atteintes à l’environnement. Le contexte a évolué: il est désormais possible d’adresser cette revendication dans l’arène politique suisse. C’est ce que nous allons faire avec le lancement d’une initiative populaire "Pour des multinationales responsables – protégeons les droits humains et l’environnement". Celle-ci s’inspire des Principes directeurs des Nations unies pour les entreprises et les droits humains. Notre initiative vise à instaurer un devoir de diligence (ou de vigilance, NDLR) pour les multinationales, c’est-à-dire qu’elles doivent identifier les risques et prendre un certain nombre de mesures pour les prévenir. Et les rendre publics.
Novethic : Quelles réactions cette initiative provoque-t-elle en Suisse ?
Géraldine Viret : Nous l’avons dévoilée en début de semaine, il est donc un peu tôt pour faire un premier bilan. Ce qui est sûr, c’est qu’au niveau politique, le Conseil fédéral reconnaît le besoin de prendre des mesures. La responsabilité de la Suisse est énorme, notamment en raison d’une concentration extrêmement forte de multinationales. En particulier dans des secteurs sensibles comme le négoce de matières premières. Mais dans les faits, les autorités restent très réticentes à instaurer des mesures contraignantes. Ce sont encore les mesures volontaires qui ont leurs faveurs.
C’est pour cela que nous considérons que la voie de l’initiative populaire est certainement la meilleure pour changer les choses. Déjà en 2012, une pétition que nous avions lancée sur ce même thème avait réuni 135 000 signatures. Le Parlement suisse y avait répondu en demandant au Conseil fédéral un rapport sur le devoir de diligence en matière de droits humains pour les entreprises, un plan d’action pour la mise en place des Principes directeurs de l’ONU et un rapport, en préparation, sur l’accès des voies de recours pour les victimes. Là, nous devons récolter 100 000 signatures pour que notre initiative soit votée par la population et que nous ayons la possibilité de modifier la constitution en ce sens. Si le vote est positif, les autorités auront l’obligation de faire une loi d’application pour mettre en œuvre ce changement. Nous dévoilerons le texte de notre initiative en avril.
(1) C'est Chevron qui a été désigné par le public comme le Lauréat de ce Public Eye Lifetime Award