Publié le 12 février 2016

ENVIRONNEMENT

Perturbateurs endocriniens : les dangers de "l'effet cocktail"

Plus de 150 000 substances chimiques de synthèse sont répertoriées dans nos médicaments, nos aliments, les pesticides et de nombreux autres produits. Elles sont présentes dans notre environnement et dans nos organismes. Elles interagissent avec notre métabolisme et sont en partie responsables des épidémies de maladies chroniques telles que le cancer ou l'obésité. Une nouvelle découverte scientifique vient expliquer leur toxicité, malgré leur présence en faible quantité. Entretien avec William Bourguet, chercheur Inserm au Centre de biochimie structurale de Montpellier.

Les industriels du plastique souhaitent pouvoir vendre à nouveau des biberons et des tétines contenant du bisphénol A en France.
Joël Saget / AFP

Pour la première fois, des chercheurs français du Centre de biochimie structurale et de l'Institut de recherche en cancérologie de Montpellier ont démontré "l'effet cocktail" des perturbateurs endocriniens: réunies, deux substances chimiques peuvent voir leurs effets multipliés par 10, 50 ou 100 fois par rapport à leurs seules actions individuelles.

La découverte remet en cause les seuils de toxicité en vigueur. Elle pose également la question de la nocivité de certains produits, notamment quand ils entrent en interaction avec d'autres, comme des médicaments par exemple. C’est ce que nous explique William Bourguet, chercheur au Centre de biochimie structurale de Montpellier.

 

Novethic. Pourquoi certains produits chimiques de synthèse, connus comme des perturbateurs endocriniens, produisent-ils des effets sur la santé ? 

William Bourguet. Nos organismes sont exposés à de nombreuses substances chimiques exogènes, au travers de l'alimentation, la médication, l'utilisation de produits industriels... Certaines de ces molécules, appelées perturbateurs endocriniens, comme le bisphénol A, les phtalates, les dioxines, certaines pesticides et médicaments, sont capables d'altérer le fonctionnement du système hormonal, avec des effets néfastes sur la santé. 

Ces molécules agissent en effet comme des leurres hormonaux en venant se fixer sur les récepteurs d'hormones des cellules. Elles activent ou inhibent ces récepteurs et les empêchent d'agir au moment opportun. Par exemple, le récepteur PPAR γ est responsable de la différenciation des cellules adipeuses, donc du stockage des graisses. Une activation trop forte liée à des perturbateurs endocriniens pourrait être en partie responsable de l'épidémie d'obésité. 

 

Pour la première fois, vous avez pu expérimenter "l'effet cocktail" de ces substances, que l’on suspectait depuis longtemps. Comment avez-vous procédé ?

Les scientifiques suspectaient déjà que, dans le cas de mélanges, l'activité biologique de perturbateurs endocriniens pouvait être différente de celle de molécules testées individuellement. Notre travail montre expérimentalement ce phénomène "d'effet cocktail", grâce à une approche unique au niveau mondial : on regarde à la fois les interactions moléculaires, les réactions cellulaires et la physiologie in vivo. 

Pour cela, nous avons testé 40 molécules, prises deux à deux sur le récepteur humain PXR, un récepteur qui contrôle la toxicité dans l'organisme. Nos résultats montrent une synergie entre deux molécules :  l'ethinylestradiol (présent dans les pilules contraceptives) et le trans-nonachlor (présente dans le pesticide chlordane, un des 12 produits polluants mondiaux les plus retrouvés dans l'environnement). Ensemble, ces deux composés chimiques ont une action de 50 à 100 fois supérieure à leurs actions individuelles.  

 

150 000 substances chimiques de synthèse répertoriées 

 

Quelles sont les implications sur la toxicité et les interactions médicamenteuses ? 

Elles sont nombreuses. D'abord, une molécule inoffensive peut devenir toxique associée à une autre molécule. Autrement dit, l'association fait le poison. Ce phénomène explique aussi l'effet faible dose, puisqu'on multiplie le pouvoir de molécules par 10, 50 ou 100. Cela a donc un impact sur la réglementation, car les concentrations journalières admises doivent être divisées d'autant. 

Notre travail a aussi montré un mécamisme possible pour les interactions médicamenteuses. A partir d'une certaine concentration de molécules étrangères, le récepteur PXR déclenche une détoxification de l'organisme. Mais s'il est sur-sollicité, il synthétise de nombreuses enzymes, qui détruisent largement les autres substances médicamenteuses, ce qui peut annuler l'effet d'un traitement. 

 

Vous avez testé 40 molécules deux par deux. Seulement deux ont montré un effet cocktail. Ca ne semble pas beaucoup... 

Sur les 780 combinaisons possibles, seule une association de deux molécules a en effet montré une synergie. Si cela peut sembler peu, c'est loin d'être négligeable, compte tenu du nombre de substances en jeu. Il y a en effet à ce jour un millier de perturbateurs endocriniens connus, mais il y en a vraisemblablement beaucoup plus. Parmi les 150 000 substances chimiques de synthèse répertoriées, seulement 15% ont été testées pour connaître leurs pouvoirs endocriniens. Il reste donc sûrement beaucoup d'autres perturbateurs endocriniens et de mélanges actifs à identifier.

 

Face à l'ampleur de la tâche pour tester les mélanges de milliers de produits chimiques, comment s'y prendre ? 

Sachant qu'il y a 48 récepteurs dans les cellules humaines et 150 000 molécules chimiques de synthèse, il est en effet impossible de tout tester. Grâce à la bio-informatique, nous pouvons néanmoins modéliser les interactions molécules-récepteurs. Une fois une synergie visible dans le modèle informatique, nous pouvons la vérifier expérimentalement. C'est ce sur quoi nous travaillons actuellement. D'un point de vue règlementaire et de la prise en compte des effets de mélange dans l'évaluation de la toxicité d'une substance, une solution serait de faire une liste des polluants les plus présents et de tester les produits mis sur le marché en présence de ces molécules.

Propos recueillis par Magali Reinert
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